Le développement durable en Europe : représentations d’une idéologie contradictoire

Michelle VAN WEEREN

Face à l’état alarmant de la planète et aux inégalités sociales toujours croissantes, les sociétés européennes semblent avoir trouvé la réponse adaptée.

Concept très en vogue sur le continent européen, le développement durable s’impose aujourd’hui aux pouvoirs publics et privés comme un outil opérationnel censé donner les lignes directrices qui permettraient de trouver un nouveau modèle de gestion plus respectueux de l’environnement et de l’humain. L’approche se veut complète et intégrée : il s’agit d’un développement qui se ne soucierait plus uniquement de la génération des richesses, mais également de la préservation des ressources naturelles et de l’amélioration des rapports sociaux. Autre nouveauté : l’idée du long-terme et de la solidarité intra-générationnelle doit désormais également être prise en compte dans les décisions s’inscrivant dans une démarche de développement durable. Il s’agit donc, pour reprendre la définition officielle, d’un « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[1] ».

Malgré l’unanimité apparente avec laquelle toutes les parties concernées semblent avoir adopté cette nouvelle idéologie, il s’avère qu’il existe des différences dans l’interprétation et la mise en pratique du « DD » selon le groupe social auquel l’on appartient. Ces différences semblent en partie être dues à la confusion générale qui règne autour de ce concept parfois perçu comme contradictoire. Confusion qui laisse naturellement une marge de manœuvre et une liberté d’interprétation considérable à ces nouveaux acteurs de la durabilité.

Afin d’illustrer cette idée, observons l’attitude vis-à-vis du développement durable de trois groupes sociaux très distincts.

Le développement durable des ONG écologistes

En premier lieu, les ONG écologistes : ces acteurs pionniers qui ont promu des idées liées à la durabilité environnementale auprès des instances officielles et du grand public dès les années 60. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, leur vision écologiste du développement durable est loin d’être homogène.

Il existe en effet, à l’intérieur de la pensée écologiste, différents degrés de militantisme et par conséquent d’adhésion à un développement durable officiel, en lien avec la définition du rapport Brundtland citée ci-dessus, où le développement économique reste le préalable à tout développement social et environnemental, ou plutôt à un développement durable qui bouleverse véritablement les modèles de production et de consommation des sociétés modernes. Pour mettre au clair ces différences, on parle parfois de la distinction entre une durabilité « forte » ou « faible ». Dans ce développement durable tellement prisé, s’agit-il de préserver l’intégrité des écosystèmes pour leur valeur intrinsèque, indépendante de l’utilité pour l’homme, ou suffit-il de garantir la durabilité des services que ces écosystèmes nous rendent ? La plupart des textes officiels, accords internationaux et lignes de conduite entrepreneuriales penchent vers cette seconde approche, où l’homme est au centre des enjeux du développement durable. C’est l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, un vaste réseau environnementaliste international, qui a préparé le chemin pour l’institutionnalisation de ce développement durable anthropocentriste. Mais un certain nombre d’autres organisations plus militantes promeuvent une toute autre vision du développement durable, basée sur l’affirmation que nos modes de consommation et de production sont dévastateurs pour la planète et qu’il nous faudrait un refondement complet de notre modèle économique pour éviter la catastrophe.

S’ajoute à ces différences initiales que certaines ONG écologistes ont vu leur conception du développement durable évoluer dans le dialogue avec leur nouveaux partenaires, que ce soit les institutions internationales qui reconnaissent désormais l’importance de leur rôle dans la politique environnementale internationale, ou les entreprises qui, en contrepartie d’un soutien financier, bénéficient de la visibilité positive induite par un partenariat avec une ONG.

L’attitude des ONG écologistes vis-à-vis du développement durable est donc loin d’être sans ambiguïté. Certains posent même la question de leur légitimité dans la promotion de ce dernier dans un monde où le concept semble être devenu consensuel. Cependant il serait une erreur d’oublier l’importance du travail institutionnel de l’UICN ou des contestations militantes des ONG plus radicales comme Greenpeace ou Friends of the Earth dans la prise de conscience globale. Aujourd’hui, peut-être que le travail le plus important dans la défense du développement durable, concept désormais adopté par des acteurs divers à convictions très variables, est la sauvegarde de son intégrité. Quelles entités seraient mieux placées pour assurer cette tâche que les ONG écologistes ?

Le développement durable des entreprises

En deuxième lieu : les entreprises. Ces cibles des accusations écologistes d’une mauvaise gestion environnementale et sociale ont fini par adopter le consensus autour du développement durable qui en est le résultat. Néanmoins, on observe que l’entrée en jeu du monde des affaires reste largement modelée par des intérêts privés et ne peut pas être perçu comme un véritable changement du paradigme économique, qui reste caractérisé par la croyance inébranlable dans la croissance économique et le progrès technique, comme c’est le cas depuis la Première Révolution industrielle.

Une enquête menée parmi un certain nombre de dirigeants de grandes entreprises au Québec (Gendron, 2001[2]) confirme cette idée. Si la plupart des chefs d’entreprise reconnaissent l’importance des enjeux environnementaux et sociaux, le conflit potentiel avec la recherche du profit n’est pas pour autant senti. Ils affirment faire de leur mieux pour intégrer le développement durable dans leur processus de décision, mais soulignent leur faible marge de manœuvre confrontée aux contraintes de la compétitivité, ce qui confirme que les industriels d’aujourd’hui sont loin d’avoir quitté le paradigme économique dominant. Une situation qui n’est pas susceptible de changer tant que les écoles de commerce européennes n’intègreront pas les notions de responsabilité sociale et environnementale dans l’ensemble de leurs formations, mais continuent à proposer uniquement des master spécialisés du développement durable. Cela conduit inévitablement à une situation où les entreprises, ontologiquement conçues comme des entités économiques et légales isolées et non-ancrées dans leur environnement, doivent créer des départements spécialisés dédiés à la diminution de leurs effets négatifs sur leur environnement écologique et social. Ces départements, qui emploient naturellement les spécialistes de développement durable mentionnés ci-dessus, portent souvent le nom « RSE » : Responsabilité Sociale des Entreprises. Il s’agit d’un concept souvent expliqué comme la déclinaison du développement durable pour les entreprises, et du fait de sa base volontaire et de son manque de clarté, il laisse beaucoup de liberté aux firmes pour l’afficher en fonction de leurs propres interprétations.

L’engagement par une firme dans une démarche de « RSE » se concrétise souvent par la publication de rapports de développement durable, la consultation des parties prenantes (stakeholders) dans les processus de décision ou encore l’initiation de partenariats avec des ONG. Cela trouve souvent une origine dans un souci d’image et d’avantage concurrentiel. Il n’en reste pas moins que certaines actions positives se font, même s’il s’agit souvent de solutions appliquées qu’aux éléments les plus visibles du processus de production, dont le cœur reste profondément non-durable.

Un autre facteur qui mérite l’attention est la privatisation du développement durable par des agences privées comme l’Organisation Internationale de Standardisation (ISO), qui édite (entre autre) des normes pour encadrer la gestion sociale et environnementale des firmes. Les certifications ISO, à l’abri de tout contrôle étatique et sans valeur juridique, sont sans aucun doute un atout de compétitivité pour les entreprises, mais leurs impacts sur la protection de l’environnement sont souvent moins mesurables.

Le développement durable de l’Union européenne

En troisième lieu : les institutions européennes, que l’on ne peut naturellement pas exclure d’une analyse des représentations du développement durable en Europe. Ces gardiennes du marché unique européen et de la prospérité économique des Etats membres ont également fini par intégrer le développement durable dans leurs textes et directives. Deux remarques peuvent être faites concernant l’interprétation institutionnelle européenne du développement durable.

Premièrement, et ce n’est pas surprenant étant donné que le développement durable trouve pour l’instant sa place uniquement dans le domaine du soft law, l’Union européenne s’avère incapable d’adopter une politique de développement durable cohérente, efficace et homogène qui s’appliquerait sur l’ensemble de son territoire. Les Etats membres, réticents à voir leur souveraineté remise en cause, considèrent souvent que la protection de l’environnement relève de leur compétence nationale et veulent éviter toute ingérence européenne en la matière. L’environnement est en effet le domaine le plus sujet aux infractions de non-transposition du droit communautaire.[3]

Deuxièmement, le développement durable préconisé par l’Union européenne reste largement dominé par une vision néolibéraliste du développement, où la croissance économique, la libre-concurrence et le progrès technique sont désignés comme les principaux mécanismes d’une stratégie de durabilité, stratégie dont l’enjeu reste par ailleurs de caractère économique. En effet, dans ses documents et textes officiels, les objectifs sociaux ou environnementaux viennent toujours en complément de l’objectif économique : si l’UE veut par exemple être pionnière dans les technologies d’éco-efficacité, c’est avant tout pour renforcer la compétitivité des entreprises européennes.

La culture dans le développement durable

Quelles conclusions peut-on tirer de ces observations ?

Tout d’abord qu’il existe une multiplicité d’interprétations et de concrétisations du concept du développement durable, ce qui ne contribue pas à son efficacité. Comme certains chercheurs le soulignent[4], chacun s’est très rapidement approprié du concept sans laisser le temps à une théorie cohérente de se former. Personne ne sait aujourd’hui exactement ce qui se cache derrière ce nouvel objectif partagé par tous, ce qui laisse la liberté à chacun d’y attacher l’interprétation qui lui convient le mieux.

L’ambiguïté inhérente au terme s’observe surtout dans la contradiction entre la durabilité « forte » et « faible », et entre le « développement » et le « durable ». Car comment le développement, caractérisé dans notre conception européenne par une croissance économique toujours plus forte, peut-il être compatible avec la durabilité écologique, surtout dans les pays en développement ? Comment la durabilité peut-elle à la fois désigner la continuité de la production du capital humain (à substituer au capital naturel disparaissant) et le changement des modes de production pour préserver au mieux ce capital naturel ?

Si l’on veut véritablement trouver un modèle de développement durable, il semble que le premier changement à effectuer avant de pouvoir inventer des modes de production et de consommation plus durables sera avant tout un changement culturel. Les manières dont on aperçoit aujourd’hui le monde dans lequel l’on vit et voulons vivre ne vont pas dans le sens d’un paradigme de développement durable[5] : la recherche effrénée de croissance économique par nos gouvernements en crise, notre désir pour un quotidien toujours plus confortable et « connecté », rythmé par les lancements de la nouvelle version de tel ou tel gadget électronique, et les habitants des pays en développement impatients de copier ses modes de consommation et de production, tout cela ne laisse pas beaucoup d’espoir pour un avenir durable. Un développement véritablement durable nécessiterait une révolution collective de nos mentalités, révolution qui sera avant tout profondément culturelle.