Nous y sommes. Et pour de bon, il faut faire avec. Nous sommes immergés dans ce que l’on pourrait appeler – allez, soyons méchant car il n’y a plus rien à perdre – le « crétinisme ambiant ».

Un crétinisme complaisant

Tentons un instant de le penser. A quoi cela expose-t-il de penser le crétinisme ?
A dire vrai, je n’en sais rien, mais ce que je sais déjà c’est ce que cela m’interdit : toute une série de rassurants conformismes, toutes les idéologies à la mode ou à peine défraîchies et qui ont encore cours chez telle coterie nostalgique, tout le politiquement correct et surtout la lourde tyrannie du sérieux, de l’utile, de l’efficace, du bon à quelque chose.

Je tourne le dos à l’efficacité de façade et au sérieux – et pire que tout, à cette drôlerie qui prétend avec une arrogance rare ne jamais être sérieuse et qui, à force de brouiller les pistes et les repères, impose, de tous les régimes terroristes, le plus sournois, le plus efficace, celui qui élimine tout espoir de se répérer jamais : « l’ordre de la confusion ».

Le terrorisme sournois de la confusion

Nous sommes entrés dans l’ère de la confusion. Entendons-nous bien : confusion n’est pas désordre, bien au contraire la confusion est ordre. Et quel ordre, inflexible, invisible, innommable, irrepérable (du moins vise-t-il à l’être). Jamais identifiable, toujours ailleurs et partout insaisissable. Sauf par inadvertance. Alors soyons inadvertants et sachons simuler l’indifférence, ou mieux l’acceptation de ses stratagèmes pour la voir en action et la surprendre en flagrant délit.

Le règne de l’équivalence et du relativisme

Premier constat : Tout ce qui, un temps, a pu paraître net, intolérablement précis et contraignant même parfois, paraît aujourd’hui comme brouillé. Et pourtant on n’a jamais tant parlé, tant expliqué, tant communiqué à propos de tout, partout. C’est vrai. C’est précisément là un des aspects de la confusion car, à force de tout embrasser systématiquement, tout finit par se valoir. Impossible de déméler si c’est curiosité ou automatisme, ardeur ou indifférence qui marque ce nouvel encyclopédisme qui ne laisse rien en dehors pas même les choix moraux. Tout paraît même réputé équivalent, ni bien ni mal, ni positif ni négatif : tout est brouillé.

Parfois cet effet n’est que fortuit, mais souvent c’est un acte délibéré, un effet recherché au nom de principes posés a priori ; comme ces incantations que l’on entend ou lit dans la presse bien pensante à la « tolérance », ces appels à « l’indulgence ». Cette feinte générosité cache mal un refus des responsabilités et de la réflexion que doit s’imposer tout citoyen. Il est vrai que c’est très tentant : quand tout se vaut il n’y a pas à s’inquiéter de ses choix ou de ceux des autres, de ceux dont on peut avoir la charge. Si tout se vaut tout est bien et nul tracas n’est à se faire. En effet le plus souvent indifférence et incompétence jusqu’à la démission ou au refus des responsabilités sont les seules vraies justifications ou motivations qui se tapissent derrière la tolérance. Faut-il alors parler d’un manque de courage comme je viens de le faire ou faut-il envisager une nouvelle notion qui serait un « manque d’opinion » ? Si oui, alors le bain de confusionnisme y a sa part de responsabilité. Paresse et conformisme, comme toujours depuis que l’homme est homme, faisant le reste.

Que sont nos polarités devenues ?

Ce que d’aucuns voient encore de manière nette et distincte est aujourd’hui trop souvent perçu ou donné à percevoir de manière grisée, estompée, hors repères, sans grille de valeur, sans échelle, sans contre-partie propre à assurer l’équilibre dans un système de pensée. Comment dès lors parvenir à penser le réel et à s’y repérer ?

Les motivations derrière cet état de fait et les raisons qui y ont conduit sont très complexes. Les illustrations, les champs d’application de l’esprit de confusion sont innombrables. Tentons d’en identifier quelques uns. Pour rendre la liste moins fastidieuse on pourrait rapprocher ces paires, ces oppositions qui, pendant des siècles, ont équilibré, éclairé le jugement, le choix des hommes, ce que les Grecs appelaient la proaïresis: le choix de l’action à la croisée des routes de la vie. C’est entre mille et une oppositions plus ou moins binaires, entre des polarités dont on sait bien que les extrêmes sont asymptotiques, strictement théoriques, que se situent les choix de vie de l’être humain.

Or voici qu’aujourd’hui, semble-t-il, nombre de ces oppositions qui ont si longtemps structuré la pensée sont réputées caduques. A dire vrai ce qui est grave ce n’est pas qu’elles soient ou non caduques mais qu’on le prétende alors que précisément elles ne le sont probablement pas. Niées comme elles le sont, elles n’ont peut-être jamais été aussi pertinentes et actives.

Qui peut avoir intérêt à occulter les principes ou les moteurs de la conduite humaine? Qui peut penser prospérer sur le terreau de la confusion ? Il nous faudra d’abord en voir les nombreux aspects, ensuite nous pourrons voir s’il s’agit d’une entreprise articulée de déstabilisation des références culturelles et enfin à qui la manipulation, si tant est qu’il y ait complot en la matière, peut bien profiter. A défaut de projet construit à des fins explicitement idéologiques une situation d’ordre caché (je n’ai pas dit de désordre j’insiste bien) peut être habilement exploitée par des mafias ou des groupes d’intérêts habitués à la discrétion dans la préservation ou la mise en place de leurs privilèges.

Inventaire

Puisqu’en cette aventure il nous faut un point de départ, liste donc il y aura. Autant d’exemples de paires, d’oppostions qui structuraient les paysages mentaux et où les extrêmes semblent s’être dilués l’un dans l’autre. L’ordre de l’énumération qui va suivre n’a pas de signification particulière.

La charité-spectacle

Je commencerai par ce qui me semble le plus parlant car c’est ce qui peut paraître à certains comme le plus choquant : le business caritatif ou encore la charité-spectacle. Abondent les témoignages d’indignation pour en dénoncer les abus et pourtant aucun ralentissement de cette tendance indécente ne peut être constaté. La misère est très « in » : fascination et effet grunge se combinent pour rendre saleté, dénuement, souffrance fascinants. C’est plutôt bon signe ceci dit car, et c’est une constante dans l’histoire des hommes, quand une société dénonce ou réagit (même par fascination malsaine) à la misère c’est que celle-ci n’est plus considérée comme normale, qu’elle fait relief, autrement dit « scandale ».

Il nous faut faire ici une courte mise au point. Quoi qu’en dise le spectacle de la confusion caritative, pauvreté n’est pas misère qui elle-même n’est pas dénuement. Tout comme rareté n’est pas disette qui, à son tour n’est pas famine. Une nouvelle génération d’historiens n’hésite pas à le rappeler ouvrage après ouvrage ; plus honnêtes que la génération qui les a précédés, à laquelle la « torsion » idéologie interdisait d’opérer des distinctions qui eûssent été contraires au dogme d’une misère prétendue totale sévissant au Moyen Age. Hélas la nuance et la finesse n’ont jamais été très spectaculaires, c’est pourquoi spectacle et politique « professionnelle » (et ce quel qu’en soit le « bord ») font si bon ménage.

Vedettariat et info-fiction

Moins ulcérant, moins proche aussi des dimensions religieuses le fait que l’information, particulièrement le métier de journaliste ait subi la même évolution, menant aux deux plaies aujourd’hui souvent dénoncées même au sein de la profession, le vedettariat d’une part et l’info-fiction d’autre part.

Le spectaculaire atteint encore plus insidieusement peut-être la sphère réputée privée par le biais des méthodes nouvelles supposées lutter contre ce que j’appellerai ici « le mal du siècle », ce prétendu « ennui » des nantis fuyant la routine et la sécurité, tels ces citadins épris du nouveau luxe suprême : le danger.

Jouer au danger

L’aventure, la vie à la dure, le dénuement, la peine sont à l’évidence des luxes que ne s’offre pas la plèbe. Il faut voyager et financer souvent très cher un programme de danger organisé. Si, en plus, une caution caritative est ajoutée à l’épreuve une auréole souvenir est offerte en prime.

Le culte du travail

Autre champ où la confusion est bien perceptible également et où mérite se confond vite avec divertissement et fuite de cet ennui viscéral que l’on dit porter en soi : il s’agit du culte du travail. Cette dévotion est la pratique de tant de drogués : vous savez ceux que les Américains ont baptisés « workaholics » (sur le modèle d’alcoolique) et qui ne conçoivent d’autre occupation, d’autre loisir que le travail. Le travail est un must – mort au dilettante, à l’amateur, au libertin… il serait hors mode, pire, condamné à la mort sociale, tout comme le chômeur d’ailleurs et pour les mêmes raisons : ce qui est troublant dans ce processus est que ce n’est hélas pas le manque de ressources matérielles qui provoque le rejet mais bien la difficulté, voire l’impossibilité à « paraître ».

On est loin du temps où cette vieille blague typique de l’humour anglais faisait encore rire : le grand homme d’affaires (the top executive) est celui qui parle travail au golf et golf au travail. On ne pense même plus au golf on rallume son ordinateur portable sitôt rentré chez soi et au boulot ! Sinon c’est la mort par ennui. Le travail est aussi, et c’est plus grave, synonyme d’identité sociale et, summum de l’aberration, d’identité personnelle. S’y greffe bien souvent une boulimie d’accessoires, du vêtement à la gadgeterie technologique qui, là encore, tend à se substituer à l’identité. Mille et une facettes du phénomène et qui toutes procèdent, au même titre que l’équation qui tend à réduire la personne à l’image que donnent d’elle ses biens, de l’éternel conflit entre être et paraître. Que le travail avec ses mÅ“urs et ses lieux en soit devenu le champ clos, rien de bien étonnant.

Le juridisme – des droits sans devoirs

Poursuivons ce prologue énumératif : très à la mode est aujourd’hui, nous le notons tous, une sorte de juridisme des manières et des relations. Et chacun d’invoquer ses droits à tout propos. Mais qui donc a encore aujourd’hui des devoirs ? L’Etat très probablement, semble répondre l’opinion de la rue. Mais comment un Etat exclusivement composé de citoyens n’ayant que des droits pourrait-il avoir des devoirs ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt que les droits sont un privilège individuel et les devoirs un pensum que l’on abandonne à la collectivité dont on s’abstrait bien volontiers pour l’occasion ?

Sexe et amour

Galvaudée par les moralisateurs fort critiques et enclins à fustiger la très célèbre et auto-proclamée révolution sexuelle de 1968, la confusion (ou la convergence ?) sexe et amour ne fait plus couler beaucoup d’encre il faut bien le reconnaître. Lequel des deux pôles a avalé l’autre. Le sexe a-t-il effacé l’amour, ce dernier a-t-il harmonieusement intégré la dimension sexuelle dont tel romantisme puritain l’avait un temps amputé ? Ou bien, et c’est plus vraisemblable, le divorce est consommé et cela fait bien longtemps que les partenaires ne se sont pas rencontrés? L’humain du XXI° souscrirait ainsi à l’une ou à l’autre forme avec des partenaires dédiés à chacune de ces deux activités, la conjonction serait ainsi devenue l’exception. Voire.

Voire. En effet. Car est-on bien sûr que cette « séparation », cette étanchéité des domaines du sexe et de l’amour soit si nouvelle ? Les couples des mariages « arrangés » s’arrangeaient d’une manière ou d’une autre. Les compromis sociaux et commerciaux étaient plus fréquents que les mariages d’amour ou de passion. Un modus vivendi finissait par être élaboré et on vivait avec son conjoint comme avec une légère infirmité, une petite et peu invalidante claudication. On se reproduisait, même si la question de l’enthousiasme n’était pas vraiment posée.

Effacement des créateurs

Mais laissons pour le moment de côté la procréation pour penser à la création. Et plus particulièrement dans le monde artistique où si souvent sera connu du « public » le nom d’un diffuseur, ou de l’interprète principal et si rarement le nom du vrai créateur, de l’auteur. Combien connaissent le nom du producteur ou du réalisateur d’un film et ignorent tout – jusqu’au nom – de l’auteur du roman dont celui-ci a été tiré. Le théâtre a vu des metteurs en scène experts en tapage parvenir à occulter et le dramaturge et l’Å“uvre montée.

Création et production sont également confondues dans la sphère industrielle où la marque de diffusion compte infiniment plus que le nom de la personne qui a fait telle ou telle invention ou a déposé le brevet. Jusqu’aux noms des prix Nobel qui, passé la montée de chauvinisme dont ils sont « honorés » un instant dans la nation qui abrite leurs travaux, sont généralement ignorés de tous. Pourtant les applications tirées de certaines de leurs trouvailles amélioreront peut-être notre vie, mais nous ne ferons jamais le rapprochement entre le nom sur l’emballage et le lauréat du prix.

Joie et bonheur

Plus abstrait, sinon plus franchement « spirituel » ce malencontreux glissement – qui doit faire se retourner dans sa tombe Maurice Maeterlinck, auteur de L’oiseau bleu – et qui conduit à ne plus bien différencier « joie » et « bonheur ». De deux incompatibles on a fini par faire deux équivalents quasiment deux synonymes dans la bouche du vulgum pecus. Comment faire goûter désormais cette irréductible différence entre la joie et les bonheurs. Tous les bonheurs sont importants ; d’autant plus importants qu’ils ne sont en rien équivalents, en rien identiques à l’ordre de la joie et partant, aussi essentiels à notre ferveur, à notre goût de la vie bien qu’ils soient d’une nature différente, essentiellement différente de la joie. Pour évoquer la chose il faut s’adresser à des interlocuteurs qui ont accès aux deux. Une déjà longue expérience de la pédagogie m’a hélas conduit à m’inquiéter de la difficulté de plus en plus grande rencontrée en tentant de faire vibrer l’un et l’autre système de référence : joie ou bonheur ? Réponse : « Bof !

Cr̩ativit̩ Рoriginalit̩

Nous touchons là, il est vrai, à une sphère « idéelle », comme avec cette autre confusion, si courante pourtant, entre l’idée (vraiment originale) et l’expression parfois novatrice (simple mise en forme élégante du niveau d’un « e ben trovato« ) d’idées par ailleurs bien connues. On voit ainsi bien souvent l’originalité proclamée là où seul le retentissement (ou la mise en forme) a été bien orchestré. Génie et tapage sont devenus trop souvent synonymes.

Arrêtons là pour l’instant notre tentative d’inventaire.

Observons : c’est sur l’axe entre ces polarités ou à l’intersection des deux ensembles, des deux « patatoïdes » – peu importe la métaphore pseudo-logique que l’on emploiera – que se fixe le « parasite« , l’auteur de la confusion. Elle peut parfois prendre la forme de la culpabilisation et c’est à partir de ce point que se développe une sorte de brouillard qui se fait passer pour une forme de syncrétisme, de mariage heureux, de fusion concertante entre les deux pôles. L’aboutissement en est un large mélange, un brouillard brouillon où se mêlent sans qu’on puisse plus parvenir à les isoler : religion, philosophie, pouvoir, police, société, industrie, commerce, loisirs et politique.

Quelle harmonie syncrétique peut bien provenir de la confusion entre repos et travail entre bien et mal, douleur et plaisir, courage et lâcheté perspicacité et sottise, persévérance et indolence … On ne se le demande plus. On en voit le résultat au quotidien. La confusion mentale et la confusion sociétale s’étendent chaque jour un peu plus.
Les théocraties passées et contemporaines, totalitarismes religieux comme laïques, qu’ils adorent un ou des dieux, idolâtrent un ou des hommes (ou, pire que tout, l’Homme) mettent en Å“uvre ce même mécanisme. Les intégrismes de tout poil prospèrent sur ces lisiers de culture décomposée. Le nouvel ordre féodal y tisse aisément ses réseaux.

Pour finir cette brève présentation ajoutons à la liste ci-dessus le catalogue de ces « prises de positions » politiquement correctes – autrement dit celles qu’il est indécent d’oser soumettre au réexamen de sa propre conscience, de sa propre éthique ou morale, celles qu’il est interdit de confronter au plus élémentaire bon sens… et encore moins à la « common decency«  ! Elles sont toujours traduites par des mots sacrés, passe-partout, jokers de la pensée magique comme : « intégration » ou « exclusion », « droit à la différence », « droit au travail », « identité », « culture », surtout « le culturel » (car tout est culturel) et autres grands vocables fourre-tout.

Autant d’occasions de tout confondre, de tout faire fondre en une confusion qui feint le désordre si sympathique, si libertin, si contestataire et en fait si ordonné.

Loin d’être le désordre la confusion est un ordre très strict et, de tous les ordres, il est le plus redoutable car il est de loin le plus fourbe.

Programme

Au programme de notre galerie des horreurs : deux catégories de monstres, ceux que l’on idolâtre et ceux que l’on devient par servilité mimétique, par identification niaise ou forcenée à des modèles.

Idolâtries

Parmi les premiers monstres, objets d’idolâtrie, on comptera la fièvre technologique, le goût du pouvoir, les biens de consommation, le patrimoine et le passé en général pour les uns et le modernisme frénétique pour les autres, la mode du « tout culturel » et peut-être le plus dommageable de tous : le travail.

…et mimétismes

Au nombre des seconds seront les conformismes physiolâtres du corps toujours jeune et beau, ou écolâtres d’une nature toujours malmenée par l’homme toujours coupable. Autres conformismes ceux qu’imposent les adulations du « scientifique » souvent plus « look » que véritable esprit de rigueur. La morale aussi peut faire l’objet d’une idolâtrie de la pureté ou « catharisme ». Et à défaut de véritable engagement moral on peut toujours se rabattre sur un travestissemnt en victime ou en héros, jouer au pauvre ou à l’aventure (c’est souvent hélas la même chose quand ce n’est pas un jeu bourgeois décadent).

L’heure est ainsi venue de nous pencher avec plus de finesse sur ces mythes qui nous animent et nous entourent.