Tout devrait nous inspirer de l’enthousiasme, voire de la ferveur en ces domaines… et pourtant, d’aucuns, non sans raison, semble-t-il insistent pour que nous montrions plus que de la vigilance. Quels sont les enjeux et qu’est-ce qui, en matière de technologies de l’information et de la communication (TIC), commande la vigilance voire la défiance ? Résister au progrès ? Vous n’y songez pas. Alors comment se tenir à égale distance des enthousiasmes naïfs ou marchands et du dénigrement diabolisant ?
Les TIC concernent toutes les organisations humaines de par l’outil de diffusion, de circulation de l’information et de prosélytisme militant qu’elles peuvent constituer. C’est pourquoi elles ne laissent aucun groupe, chapelle ou faction indifférent. Elles peuvent contribuer à l’organisation, ou, par le biais des forums, représenter un lieu de débat, de « discussion ». Tout ceci est évident, mais la chose est-elle sans risque et sans coût, sans contrepartie aucune? Quel prix, quels risques, quels renoncements, quelles garanties ? Incontestablement, ces techniques présentent des aspects très positifs, mais cela suffit-il à en justifier l’emballement ?

Communiquer – informer

Mais, avant toute chose, pour dissiper la confusion : la communication, c’est quoi au juste ? Les techniques, comme toujours n’étant jamais – moralement et socialement – que ce qu’en font les hommes… aujourd’hui comme aux temps préhistoriques. La communication nimbée de prestige comme elle nous apparaît dans nos fantasmes n’est-elle, au fond, que ce qu’on dit qu’elle est, ou bien ce qu’il faudrait idéalement qu’elle soit ? Qu’est cette utopie, un charme, un objet rêvé ? Ou encore ne serait-ce pas qu’une incantation ou un simple argument de vente à la mode pour écouler la production des usines de haute technologie ? Produits qui visent parfois à masquer un dramatique repli autistique auquel l’homme moderne ne sait pas toujours consciemment qu’il aspire, broyé qu’il est par les menaces d’un monde qui lui échappe totalement. Produits qui, en fait, peuvent très bien favoriser une idolâtrie des moyens techniques au détriment de la circulation des contenus, des informations entre les hommes ?
D’un mot la vraie question est celle-ci : la communication est-elle toujours bien la résultante de pratiques signifiantes et intentionnelles ?
Il faut très sérieusement s’inquiéter d’une perte de clarté dans le vocabulaire destiné à préciser les faits de communication. Sans préjuger des responsablilités ou des profits, force est de reconnaître les méfaits de la confusion ambiante. En effet, il importe, plus que jamais de souligner que :
Communication n’est pas connaissance
Transmission n’est pas communication
Communication n’est pas acquisition des connaissances
Acquisition de connaissances n’est pas connaissance structurée, et exploitable
La connaissance exploitable n’est pas la connaissance exploitée
La connaissance exploitée n’est pas un savoir constitué…
qui, à son tour n’est ni contact ni dialogue ni échange.

Confusion

La production de données, structurées ou non, n’est pas de l’information et n’y conduit pas forcément. Vouloir ignorer ceci procède de la plus pure confusion ; or, on l’a déjà dit, si celle-ci est le fait non d’une personne isolée (qui peut se tromper honnêtement) mais d’une société, d’un groupe ou d’un parti etc. elle est toujours malveillante car intentionnelle.
Ainsi, toute information n’est pas pour autant de la connaissance. Nombre de journalistes (inféodés aux partis, creusets ou factions idéologiques) ne pratiquent pour ainsi dire pas le métier d’informer. Ils interprètent avant même d’avoir informé : L’information (quand encore elle est donnée) est cantonnée dans un encadré ; tandis que l’article principal consite en l’exposé d’une vision interprétative, d’une représentation adaptée à, ou pilotée par des a-priori, des préjugés1.
On a, enfin, ailleurs, pu déplorer, une dérive ultime en ce que ce sont les journalistes eux-mêmes, qui provoquent l’événement par leurs incantations, leurs affirmations ou leurs inexactitudes tendancieuses. Il est très révélateur à cet égard que l’Annuaire du pouvoir fasse l’inventaire de tous les hommes politiques et des responsables de l’administration en y ajoutant les journalistes ! Ainsi il apparaît clairement que le pouvoir tient autant à la capacité légale et légitime de décision qu’à la capacité de spectaculariser celles-ci et leur contexte, ce qu’aujourd’hui on nomme « informer ».
Ne pas bien repérer tout ceci procèderait de la plus pure confusion.

Redondance et universalité sont la fiabilité du réseau de réseaux

La profusion, la masse, la quantité, l’universalité des contenus et des « usagers » : quantité et fiabilité voilà le réseau des réseaux. Mais il faut bien percevoir que sa proverbiale fiabilité est structurelle, elle doit peu à l’humain et quasiment tout à la machine et à la conception initiale (militaire) d’une redondance parfaitement orchestrée de l’acheminement des paquets d’information. Toutefois, en termes de contenu cela n’a, en soi, strictement aucun impact. Cette qualité là est idéologiquement très maigre.
La qualité mise au service de la quantité et de la célérité est d’une extrême pauvreté. D’autant que les contenus sont eux plus que foisonnants. Internet risque toujours d’être amené à étouffer si l’on ne parvient pas à en gérer le dit foisonnement. Mais dit-on Google veille !
Un des périls souvent évoqué tient à ce que qui dit foison dit, dans l’esprit de l’utilisateur, « Ã©quivalence de tout » au sein de la diversité. De là on peut craindre une lassitude, un manque d’intérêt, une fois passé l’engouement premier, l’engagement pionnier. Le soufflé retombe, le gros monticule de « blob » (mousse expansive alvéolée) se fige, perdant alors toute dynamique donc tout attrait, toute crédibilité aux yeux des consommateurs, perdant ainsi ses ressources… et finie la baudruche. Ce ne fut pas le cas (sauf pour la bulle spéculative financière) et certes des spécialisations ont vu le jour : des réseaux sélectifs, secrets, dédiés, hautement spécialisés, très fiables et très coûteux ont été parallèlement mis en place, faisant suite aux réseaux militaires (comme l’ancêtre arpanet) et bancaires d’avant le « grand » internet de la « toile ».
Reste que, globalement, fiabilité, universalité, (et jusqu’alors) liberté et absence de sélectivité ont garanti l’accès à tous, en principe (sinon dans les faits pour tout un quart monde encore sous-équipé).

L’illusion de l’accès de tous à tout : la foison…

Mais il faut insister ici encore : l’accès de tous à tout, n’a jamais été que l’accès de n’importe qui à n’importe quoi (ce qui est très différent !) – le risque demeure auourdhui encore d’une grosse utopie démagogique de plus,
- de celles qui bercent les petits, les humbles,
- de l’illusion que les pouvoirs ne peuvent plus rien leur cacher…
- sauf une chose que ces modestes, ces humbles tenteront d’occulter encore un certain temps pour survivre : à savoir qu’on leur cache le fait même qu’on puisse leur cacher quelque chose.
Et c’est précisément le rôle que les maîtres du monde entendaient faire jouer à internet. Rôle dont le « bidule » s’est acquitté un bon moment à merveille. L’illusion de l’instant et le piège de la célérité faisant le reste…
Mais voilà que jour après jour les dits « puissants » s’en prennent au réseau et l’accablent de tous les maux, de toutes les responsabilités … Tant de haine de la part des marquis et séïdes au service des Grands montre que le « bidule » ne sert pas qu’à abrutir. Il parvient à éveiller, si si . Il permet d’échanger, donc de renforcer des convergences et des proximités qui ne sont pas forcément dans l’intérêt des élites.

Inter ou co-subjectivité ?

Mais que communique-t-on ? Qu’est-ce qui circule ? De la rareté, de la fausse originalité (scoops et buzz ?) de l’unanimité (ou de l’originalité) à bon compte ? Le risque est grand de voir les échanges se réduire à ce qui est commun à tous : c’est -à-dire à très peu de choses, à ce qu’on appelle l’inter-subjectif par opposition à un co-subjectif qui, lui, ferait la somme des individualités, des nuances, des différences dans toute la richessse des personnes et ne réduirait pas les échanges à cette maigre part du commun. Il faut toujours se garder de renforcer l’intersubjectif au détriment de la somme co-subjective immensément riche de ce qui fait que nous nous trouvons intéressants, que nous désirons nous connaître mais surtout et avant tout de personne à personne2.

La perte du qualitatif

La perte du qualitatif est chose banale dans un monde où toutes les références sont données en termes de statistiques, de quantité, de masse, de croissance ou de perte de croissance… en un mot, en termes de quantité. En matière de communication nous assistons à une évacuation du contenu par l’attrait même de l’outil qui sert à le manipuler, le mettre en forme ou à le transmettre. Perte aussi, c’est plus grave, de la réflexion, de la méditation, de la distance. Perte, enfin, de la garantie, de l’authenticité, de la vérification qui prend par la mise en Å“uvre de croisements et correspondances toujours pas mal de temps.
Une information n’est pas plus certaine de nos jours parce qu’elle apparaît sur le réseau aujourd’hui qu’elle n’était garantie naguère parce qu’elle était imprimée dans le journal ou dans un ouvrage. Par contre s’ajoute une nouvelle perte d’authentification que le livre ne permettait pas : en effet, les auteurs des sites ne sont pas, le plus souvent, identifiés et n’importe qui peut émettre n’importe quoi sans la caution d’une quelconque autorité éditoriale – cela est nouveau et ne concernait guère que les tracts ou les pamphlets jusqu’alors.
Il semble que se joue désormais cette opposition, relation aux termes inversement proportionnels : « tumulte, vitesse et quantité » contre « discernement, méditation, réflexion et qualité ». Le global triomphe de la diversité, l’uni, le lisse triomphe du divers, du rugueux3.

Célérité vs lucidité

Voici, à cette étape, l’occasion d’une première réserve : la vitesse ne permet plus d’accéder à la clarté de jugement. En d’autres termes : la célérité évacue la lucidité. Il existerait donc bien, derrière les avantages indéniables de ces techniques, des aspects quelque peu dérangeants.
Production devient synonyme d’information, de savoir, de rapidité dans l’exploitation matérielle d’un savoir ? La méditation a dérivé au profit de la vitesse, la qualité a dû céder le pas à la célérité pour occuper la place, le créneau commercial (ou niche de pouvoir) le premier.
D’où cette tyrannie de la célérité que nous devons subir. La fièvre de la vitesse en matière de transmission des données peut aboutir à une forme d’idolâtrie de l’objet technique, une « technolâtrie ». La ferveur de l’efficacité, de la perfomance des matériels conduit à perdre de vue ce à quoi ils sont destinés. Alors, fatalement, c’est leur rôle, les TIC « transmettent » mais sans instaurer une véritable communication ni même permettre une solide information.

L’hystérie de l’instant : la solitude

Les TIC et cette pseudo-communication encouragent, bien malencontreusement, une hystérie de l’instant qui est grande solitude : le monde de l’instant n’est qu’un désert. Aujourd’hui l’univers multimédia et la communication planétaire obèrent les temps locaux. Sont perdus, nous le disions à l’instant, le temps de la pause, de la réflexion, du « lever la tête » cher à Bachelard ; sont perdus aussi les temps de la réflexion, de la lecture lente qui précède la méditation de la lecture silencieuse et du partage que l’on envisage.
On voit même toute situation un tant soit peu durable, non tournée vers une exploitation immédiate des informations, devenir l’objet d’une culpabilisation, il lui faut bien vite justifier sa durée4.
Mais existe un espoir ! Le phénomène contient en soi sinon son système d’auto-destruction au moins un principe d’autorégulation : la captation de l’information accompagne l’augmentation du débit, la célérité de son transfert, au point de rendre celle-ci caduque avant même que le transfert ne soit terminé. Voilà, simplifiée certes, l’asymptote de l’emballement de la mode de l’immédiat qui ne peut matériellement pas se donner le temps de la vérification, du contrôle, sans parler de son intellection.
Toutes les technologies de l’information et de la communication sont exposées à cette limite.
Célérité contre lucidité tel sera l’enjeu désormais. Il est urgent de se rappeler que le réel n’est pas sa représentation, que le signe n’est pas ce dont il se dit le signe : car la coïncidence dans le temps conduit à cette méprise. La célérité devient, ici, célébration de l’outil et, par voie de conséquence, perte de ce pour quoi il existe : c’est-à-dire l’homme, sa pensée, son esprit. Car, en effet, rares sont les cas où, dans la vie de l’homme, la vitesse est un avantage (si l’on excepte, les secours et autres cas d’urgence biologique). Dans tous les autres cas la vitesse est un marché de dupe et se ramène à une dépense d’énergie inutile et vaine. Car elle coûte toujours quelque chose en faculté d’analyse, en compréhension, en perception, en saveur, en sécurité, en efficacité souvent, en « lucidité », toujours.