De la science au sacré

C’est un fait, nous avons assisté au XXème siècle à un glissement qui a fait passer l’humanité dite « civilisée »de l’admiration qu’elle portait depuis le XIXème et de manière bien compréhensible, à un quotidien dont le confort croissait de jour en jour par la magie des développements de la technologie à une forme d’idolâtrie des productions humaines puis de ce qui les permettait : le savoir de l’Homme autrement dit la Science avec un S majuscule. A la réflexion, dans la tradition, quoi de plus normal ? La science, le savoir que l’humanité sait dégager du monde qui l’entoure est, à mainte époque, la trace de Dieu dans le réel. La science marque le mérite de l’homme qui s’est attelé à découvrir le secret des choses.
L’ensemble est donc forcément sacré. Et si tel n’est pas, toujours, intégralement le cas dans toutes les couches de la société, le rapport que le vulgum pecus entretient, lui, avec la science est, de toute manière, sacralisé. Et « on » fait tout pour qu’il le soit.

Science et rationnalité

Aussi banal que cela puisse paraître il convient, encore et toujours, d’interroger cette étrange primauté de la raison sur les autres facultés humaines. Toute philosophie qui ne boude pas trop hâtivement la métaphysique s’est fait un noble devoir de ne pas esquiver la question… et pourtant nous ne sommes guère plus avancés en ce début de XXIème siècle. Le savoir générateur de lois vérifiables en ce qu’elles sont capables de prédire des effets quand les causes sont clairement déterminées s’est établi à la fois par stratifications, hésitations, rejets et acceptations quasi-définitives dans un corpus de certitudes qui furent mises au service de l’homme, de sa curiosité, toujours, et de son confort, souvent. Voilà ce que fut pendant bien longtemps la science.
Elle est toujours cela. Heureusement. La science des démarches heuristiques et de la prédictivité. Mais elle est également devenue autre chose. Et c’est, ma foi, quelque peu dérangeant.

De la science à la mode

La science est devenue insensiblement un objet de mode. Il ne faut pas entendre par là qu’elle a eu des emballements puis des ralentissements, qu’elle a connu des culs-de-sac et des retournements multiples. Il ne s’agit pas de ces « modes » qu’elle aurait pu engendrer en son sein c’est-à-dire parmi ceux qui Å“uvrent pour l’enrichir toujours plus. Certes elle a eu et a encore ses écoles et ses affrontements, bien heureusement. Non, ce qu’il faut entendre ici par « mode » tient au fait que d’objet d’admiration puis d’adulation la « Science » a suscité des conformismes de façade ; or que voulez-vous que soit un conformisme en matière de science sinon un conformisme d’expression, de discours, de vocables, de tout ce qui, sortant de son emploi et de sa destination (qui est en principe toute de rigueur) devient vite de simples tics de langage, quasiment dépourvus de contenu, de sens.

Parler comme les scientifiques voilà donc désormais le « must » : mimer les sciences et leurs propos comme on joue à la maîtresse, au prêtre, au docteur… Les dégats ne se sont pas manifestés brutalement, la chose fut sournoise, un peu comme la progression des termites. La vulgarisation, bonne, puis moins bonne y fut sûrement, bien malgré elle, pour quelque chose, puis s’y mit le journalisme de masse écrit ou parlé par des personnes ayant étudié … le « journalisme », c’est-à-dire, quitte à allonger la liste de ses ennemis, pas grand’ chose en termes de contenus.

Ainsi donc la manière commença à peser plus que ce dont il s’agissait, à vrai dire dans une relation inversement proportionnelle à la validité des contenus. Moins ce que l’on a à dire est vérifiable, solide, prouvé et plus il importe de coucher le propos en des termes qui simulent la rigueur scientifique. Cette illusion ne portait toutefois pas encore trop à conséquence.
Puis des discours plus rigoureux qui, de fait, avaient déjà leur rigueur et leur exigence propre, se sont mis à vouloir singer une forme de journalisme facile scientiste et négligeant dans son imitation béate du jargon de la « vérité » scientifique. Là ce fut plus ennuyeux car le message était clair : les sciences humaines avouaient au grand jour leur complexe de n’être pas « dures » ou d’être « inexactes » et « molles » (pour reprendre la facétieuse et excellente provocation à laquelle Michel Serres eut recours jadis). On vit déferler sur l’analyse, littéraire entre autres (mais y en a-t-il une qui y échappa ? ), une vague de jargonnisme et de formules empruntées tantôt aux mathématiques tantôt à la physique, voire même à la physique nucléaire, à la mécanique quantique ou à la cosmologie, et pas seulement en tant que métaphore – certes inutile mais néanmoins tolérable si elle demeure occasionnelle – mais comme élément essentiel de l’argumentaire, comme participant à l’élaboration de la vérité de la dite science humaine elle-même.
C’était si gros que l’on aurait dû, de l’intérieur même de ce champ dévasté par la mode prendre rapidement du recul et cesser ce recours intempestif et intellectuellement malhonnête à des outils volés dans une panoplie dont ils trahissaient l’inadéquation à l’objet auquel on les appliquait. Seulement voilà ils furent mis au service non tellement de l’élaboration de nouveaux savoirs mais de l’endoctrinement à de déjà anciennes idéologies qui, s’essoufflant, recherchaient de nouveaux moyens pour se crédibiliser en tant que vérités « scientifiques » précisément.
Le matérialisme n’est pas un savoir, encore moins une science, c’est un choix intellectuel de grille de description de la société des hommes et rien d’autre. Accolez lui le mot « scientifique » et reprenez à zéro la description des objets des sciences humaines en n’ajoutant pas une seule once de savoir nouveau mais en empruntant le jargon professionnel (et ailleurs très pertinent) de diverses sciences exactes et le tour est joué. L’idéologie devient scientifiquement fondée et le cerveau idéologiquement lavé.

Merci à Sokal et Bricmont – Les habits neufs de l’Empereur

Sans ce tour de passe-passe le livre de Sokal et Bricmont Impostures intellectuelles aurait fait un flop retentissant au lieu du scandale qu’on l’a vu engendrer tant il aurait dû être évident que cette mode scientiste était un prurit qui trouverait en lui-même son affaiblissement progressif. Le scandale tint au fait que l’ouvrage touchait à ce que l’idéologie en question a de plus sacré : son pouvoir de mystification par détournement des discours de la raison.
On avait touché au sacré : au caractère lucratif de l’usurpation intellectuelle dans les média.
Derrière un jargon imposant et une érudition pseudo-scientifique le roi est nu.
Il s’agit de rien moins qu’un démontage soigneux et argumenté des mystifications physico- mathématiques des Kristeva, Irigaray, Deleuze, Guattari, Latour et d’autres plus ou moins célèbres. Tous grands ténors de l’intelligentsia à la mode chez les éditeurs et sur les radios et TV.
La démarche fut la suivante : une parodie grotesque de ce que ces gens-là, selon les auteurs, écrivent d’habitude est proposée à la (trop ?) sérieuse revue américaine Social Text qui l’accepte sans broncher après l’habituelle « soumission à l’expertise du comité de lecture ».
Quel texte ! Ça parle de tout et de rien affirme n’importe quoi et son contraire mais dans les mots qui conviennent avec le flou et l’arrogance de ceux qui sont ici parodiés.
La séquence est rapide. Publication. Révélation de la supercherie. Scandale. Drame… menaces, procès etc.
Puis le livre, qui en découle, dont la mission est de faire la démonstration du degré d’usurpation auquel nous sommes parvenus.

Ce sont, hélas, ces mêmes types d’abus de scientificité ou de rigueur d’opérette qui, mise au service des préjugés les plus tenaces et se donnant l’illusion de la raison ont permis trop souvent de tuer pour « le bien de l’humanité », d’effacer des ethnies, des cultures et tant d’autres choses au nom de l’avenir et des lendemains qui ne sont pas près de chanter. Mentir, tuer et piller pour mentir plus fort et plus longtemps encore. Le scandale d’un livre comme Impostures intellectuelles (tempête dans une tasse de thé ont insisté certains) vint soit trop tard soit ne concernait que de trop petites élites, toujours est-il, nous pouvons le constater chque jour, que la mode du discours de « rigueur » scientoïde n’est pas éteinte.

La mode du (pseudo-) quantitatif

Aujourd’hui encore, nombre de mémoires et de thèses de sciences humaines se complaisent à étaler chiffres et tableaux, statistiques et camemberts auxquels un déficit de rigueur (d’honnêteté ?) intellectuelle fait dire tout et son contraire à quelques pages d’intervalle. A croire parfois qu’il suffit de coller des colonnes de chiffres et de noircir du papier. Qu’apprend-on dans certains secteurs universitaires ou dans certaines grandes écoles ? Du savoir ou bien la manière de simuler le savoir et son élaboration ? La question mérite d’être posée de manière urgente à l’heure où les cerveaux, nous dit-on, fuient l’hexagone avec volupté. Ecrire en termes scientifiques ce qui se ramène trop souvent à des préjugés que seuls viennent étayer des tableaux établis selon des méthodes biaisées (quand encore elles sont connues et identifiées dans l’appareil documentaire du travail) devient monnaie courante. Les maîtres, trop « littéraires » ont peur de leurs élèves plus scientifiques qu’eux et vénèrent leurs propres épigones qui s’en sortent ainsi avec les félicitations. L’heure pourtant n’est plus aux complexes ni à la mode – elle serait plutôt à un sursaut d’honnêteté intellectuelle. Il pourrait commencer par une prise de conscience qu’en matière de sciences de l’homme c’est bien plus de qualitatif que de quantitatif qu’il s’agit et que des mesures, même rigoureuses et a fortiori faites en dépit du bon sens, n’ont jamais rien démontré. A l’inverse des disciplines dures on ne demande aucune prédictivité ni vérification par expérimentation en sciences humaines : la mystification jargon-chiffre peut se perpétuer et l’illusion prolonger son effet. Pourtant le primat du (pseudo-)qualitatif demeure et l’on singe la rigueur mathématique. Les préjugés parmi les plus subjectifs, les plus conformistes, traditionnels, anti-intellectuels (autrement dit idéologiques), ont, grâce à cette situation, de beaux jours devant eux.

Pourtant d’aucuns et pas des moindres se sont, il y a déjà bien longtemps, émus de ce que des « penseurs » notables se fussent, selon eux, laissé séduire par la dite mode : c’est ainsi que Georges Mounin en 1970 put avoir des mots particulièrement vigoureux contre le style et surtout cette manière d’envisager la critique littéraire qu’avait alors, bien malencontreusement il faut en convenir, adoptée Roland Barthes . Elle tombait aux yeux de Mounin sous le coup de ce qu’incrimineront plus tard Sokal et Bricmont. Mounin reprochait à Barthes la « confusion » qu’il commettait quant au signe : Mounin croyait devoir lui rappeler qu’un indice est un fait observable qui nous renseigne sur un autre qui ne l’est pas directement. On serait tenté de rétorquer que, de manière plus générale, l’interprétation correcte de la signification des indices c’est toute la science, ce n’est pas la seule linguistique, ni même la sémiologie. Au fond, la critique de Mounin procède de deux choses : d’une part d’une rigueur sans doute un peu surfaite de linguiste jaloux de ses concepts, et d’autre part de la contamination par la psychanalyse d’une science (la linguistique) qui étudiait la langue un peu comme un objet isolé, sans l’homme ou sa société. Mounin supporte mal la métaphorisation du vocabulaire linguistique, il n’acceptait pas que Barthes s’en empare avec cette ingénuité extrême qui l’a toujours caractérisé, révélant par l’emploi (ô combien incertain chez lui, voire candide ou peut être pervers, allez savoir) bien « souple » qu’il fait du jargon linguistique le riche pouvoir de ses notions et l’extraordinaire potentiel poétique qui s’y love et qu’il avait su y débusquer. Le qui-proquo entre Mounin-le-rigoureux et Barthes-le-rêveur-de-mots est finalement plaisant.

Bien plus désagréable est le fait que des (pseudo-) scientifiques auto-proclamés ne supportent pas qu’on prenne leurs jeux de mots pour des poèmes. Or c’est à un pur irrespect et à une désinvolte irrévérence de ces personnes sérieuses qu’avec un fine malice Barthes s’est adonné. N’est-il pas, après tout, l’auteur d’un Système de la mode ? Entrant dans la ronde des modes, la science, c’est bien normal, fascine.
N’oublions pas que ce qui fascine dans la science et surtout qui peut fanatiser les scientistes c’est l’infallibilité postulée de la démarche de « rigueur scientifique », la pureté des épures, de ses formulations, l’efficacité conceptuelle implacable héritée du Docteur dit invincible, Guillaume d’Occam au célèbre rasoir. La science est belle car elle incarne ce qui nous reste de « pur » et de dru. Honnête et fidèle à ses principes et à ses buts, telle doit être la science. Tels devraient être les hommes qui la servent, tels devraient être les hommes dans leur incessante quête de « progrès ». Rêvons et bombons le torse, frères et soeurs humains !
Trêve de persiflage, pour des raisons obscures ou non, il demeure que notre époque (bien floue pourtant) s’affiche avec tapage comme étant éprise de rigueur et de pureté … enfin … de tout ce qui y ressemble.
Qu’a-t-elle donc à compenser ?