« Trepalium »

Travail trouve son origine dans le latin trepalium qui était un outil de torture … la chose n’appelle guère d’autre commentaire que « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front « . De cette incontournable torture répondant à la contrainte « naturelle » du « bosse ou crève », l’humain est passé, poussé par le goût du profit (que font ses employeurs) puis par peur de l’ennui d’être face à face avec soi-même à l’adoration de la torture qu’il subit et, partant, des tortionnaires qui la lui infligent. Véritable victime du syndrome de Stockholm, l’humain en est venu à pervertir son instinct de conservation au point de diviniser son épuisement et l’exploitation de sa propre et périssable personne : qui n’a entendu, un jour, un superbe hableur jouer au paradoxe puéril du « moi, je me repose en travaillant » ou encore « moi, les vacances me fatiguent ». Pourtant, de tels « poseurs » sont légion. Cela en dit long sur l’efficacité réelle du frimeur en question.

Parallèllement on a vu apparaître la revendication de « fatigue délassante » : que ce soit par le sport ou par des loisirs intellectuellement « stimulants. » C’est ainsi que s’est développée l’industrie du loisir fatigant qui vend de l’effort musculaire à ceux qui se trouvent trop statiques. Travail et loisirs ont perdu leurs frontières, leurs repères. Quand se repose-t-on ? Quand se divertit-on ? Quand s’adonne-t-on à la production ? Industrie et consommation des loisirs, sérieux bien entendu, semblent devoir compléter une journée de voluptueux travail où l’on a « réalisé son ego profond ». On est loin du « tu gagneras ton pain… »!
La chose peut atteindre une sorte de comble avec « l’emploi-spectacle » – ce spectacle que l’on prétend donner aux autres de sa propre valeur. Spectacle qu’en fait on se joue pour soi-même. C’est ainsi que pour tant de gens – avec les effets désastreux que l’on connaît bien désormais quand survient le chômage – « travail » ou « emploi » sont devenus synonymes d’identité. Lugubre réduction de l’être à sa seule partie exploitable par l’entreprise, par la société. Où est donc passé le reste de cette personne? A-t-elle été lobotomisée? Qu’on ne prétende pas que c’est là tout son être ! La seule partie rentable et quantitativement exploitable, la partie vendable et affichable en échange d’une maigre illusion d’identité.

 Identités « mangériales »

Cette tendance à réduire l’humain à sa face sociale s’inscrit dans un certain nombre de pratiques vestimentaires, de langage ou autres qui constituent une sorte de mythologie managériale. On a, çà et là, étudié ponctuellement les codes vestimentaires, codes de comportement,  jargons et gestuelles d’entreprise ou actes de soumission et d’humiliation (genre saut à l’élastique etc.). Il est vrai qu’outre les différentes formes de la « tyrannie du sérieux » les concepts managériaux sont innombrables et constituent une somptueuse mythologie partiellement autonome par rapport aux autres mythologies contemporaines.

Contentons-nous de ces quelques exemples des modes managériales nées à la fin du XXème siècle : Le « re-engineering » ou comment faire mieux avec moins. Le « yield management » ou adapter la demande à l’offre plutôt que l’inverse. Après le règne de la demande qui pilotait plus ou moins l’offre, voici le règne de l’offre qui voudrait bien déterminer la totalité de la demande… entre autres par une manipulation des tarifs incitatifs. Cette pratique était au départ parfaitement utile et justifiable pour les denrées périssables, peu à peu elle s’est étendue aux services puis aux transports (un siège sur un vol commercial est effectivement aussi une denrée périssable). Mais le problème tient au fait que c’est devenu un mode de pensée pour tous les secteurs, une nouvelle manière de voir le commerce, l’échange, le monde, la société.

On en voit quelque peu les effets les plus pevers, les moins cachés, dans la construction aéronautique ou le bâtiment avec les catastrophes financières ou autres bien connues désormais. Pensons aux exemples qui, en un temps qui n’est pas si lointain, ont défrayé la chronique : Boeing et sa surproduction tactique organisée, ou ces  immeubles jamais occupés de première main et qui se détériorent, vides de tout occupant, tout comme ces centres commerciaux ou ces zones industrielles vides, désespérément vides. Le but consiste à vendre, à écouler des produits non stockables, comme une place de transport, un temps d’occupation dans un espace commercial ou industriel, mais, et c’est plus nouveau, ce peut être également une idée qui n’a de pertinence que pendant un court laps de temps – en politique ou en marketing-communication entre autres).Où sont les limites? Quelles nouvelles moeurs peuvent donc en découler? Les décennies à venir répondront.

 Le travail c’est la santé ? 

Vraiment ? Il est alarmant de voir que le lavage de cerveau ambiant conduit certains à évoquer le rôle « protecteur » du travail. Surtout lorsque c’est un médecin qui parle. Or ce sont là souvent propos de médecins . Médecins qui sont ou devraient avoir été, en principe, aux premières loges pour connaître les méfaits des maladies professionnelles de celles qui sont (après des décennies d’indifférence ou de mensonge opiniâtre de la part de l’Académie et du patronat) enfin reconnues comme telles et toutes celles, les plus nombreuses, qui ne parviendront jamais, ou au prix de quels efforts, à jouir de ce statut.S’il est vrai qu’un excès de sédentarité peut nuire aux gros mangeurs-buveurs-fumeurs, un excès d’activité physique a de tout temps abrégé la vie des  travailleurs manuels. Ce n’est pas une découverte. Les décolleteurs de betterave et les ouvriers du bâtiment n’ont jamais fait de vieux os, ou alors dans des conditions d’invalidité que nul n’envie. Pas plus que telle ou telle profession ou activité bénévole très physique, très exposée ou de sauvetage …  sapeurs pompiers et tant d’autres. N’insistons pas sur les mineurs, les ouvriers agricoles victimes des engrais, désherbants et insecticides, les ouvriers de l’amiante ou autres tristes évidences. Et le même médecin-vedette (très prisé sur les radios et chaînes de télévision) de poursuivre en montrant la dure réalité de la retraite qui sort le travailleur de son cocon de protection qu’est l’entreprise pour le précipiter dans la dure réalité extérieure. D’ajouter encore, sans vergogne, que la retraite est nocive car elle signifie l’arrêt de toute activité intellectuelle.  Position assez « divertissante » tout de même que celle-ci avant même que de nous permettre de la considérer comme choquante voire odieuse, car elle suppose d’admettre que le travail fasse systématiquement penser, voire même seulement permette encore de tenter de penser. Voilà qui est original.
C’est pour le moins inattendu quand on a eu – comme ce fut mon cas – pour mission de prendre en main des adultes en cours de carrière (re)venus  à l’université pour une reprise d’études : c’est un bonheur que de les entendre soupirer d’aise lorsqu’ils constatent qu’ils peuvent enfin penser, réfléchir, tout dire sans contrainte et sans crainte de n’être pas « conforme », sans la menace de n’être « plus du tout », sans craindre d’être nié ou renié par l’entreprise : ce qui, in fine, signifie se condamner à se nier soi-même :  c’est en tout cas ce à quoi les DRH  invitent les futurs licenciés au moment des « adieux » : « C’est par la faute de gens comme vous que l’entreprise est en difficulté au point de devoir licencier des salariés trop coûteux comme vous ». Culpabiliser les employés en les accusant d’être eux-mêmes cause de leur propre infortune, il fallait oser ! C’est pourtant une routine quotidienne qu’il est convenable de taire et qui soulève toujours à l’heure actuelle des questions incrédules de la part de mes interlocuteurs quand je l’évoque.

Que l’entreprise soit un lieu où l’on pense (au sens de création de pensée) ne m’avait pas vraiment frappé, à observer mes semblables ou ce qu’il en reste au terme de quelques lavages de cerveau, si l’on excepte quelques cas rares au sein des professions réputées critiques ou intellectuelles… et encore, une analyse fine devrait s’imposer. Qu’un médecin puisse faire l’éloge du travail et de cette résignation abrutissante qu’il implique ! Patronat et corps médical médiatique jouent dans la même cour. Demandez aux grands chefs cuisiniers d’où émanent les rares lettres de critique, de regrets qui leur sont adressées. Ils répondent qu’elles viennent toutes de riches médecins et plus particulièrement de leurs épouses qui n’omettent jamais de signaler qu’elles accepteraient de « pardonner la faute » si on les invitait gratuitement à constater l’amélioration. Il s’agit là de rien moins que de 90% des courriers reçus par les grands chefs .

 Que « travailler » c’est « paraître »

Eloge ou non par le corps médical, les effets pervers de cette idolâtrie sont innombrables : on connaît les méthodes immondes auxquelles peuvent recourir les DRH au moment des licenciements. On connaît également les situations de détresse que vivent les personnels licenciés au tréfonds de leur ego avec le cortège de comportements aberrants : l’image du cadre qui ne rentre pas chez lui pendant plusieurs jours alors qu’il y est attendu par femme et enfants qui l’aiment et ne demandent qu’à l’entourer est si galavaudée qu’elle n’émeut plus. Moins connues sont les dévastations identitaires chez ceux qui n’ont en fait pas besoin financièrement d’un emploi – la femme au foyer d’un milieu très aisé n’en est pas le seul avatar, loin de là. Qui n’a pas de « raison sociale » échangeable sur le marché du « paraître socialement utile » n’ose plus se regarder dans le miroir. Il faut avoir une activité, si possible, gratifiante, en tout cas l’idéal professé par les baba-cools de « vivre pour vivre » ou mieux « live to love and love to live » est perçu de nos jours comme la pire des déchéances sociales.  Peut-on honnêtement prétendre que c’est un progrès de la personne humaine que de faire passer son honneur et son être par une forme quelconque de légitimation, a fortiori par celle que donnerait, paraît-il, le travail ? Il faut espèrer que l’être humain est infiniment plus que ce qu’il est en mesure d’échanger à la bourse des valeurs de la fatigue, sur les enchères de l’abrutissement servile. Quel pourcentage des tâches qui s’offrent à ceux qui quêtent un emploi sont gratifiantes ? Quel pourcentage, en revanche, de travaux abrutissants sans la moindre possibilité d’élévation ni même de valorisation aux yeux des proches ou des contemporains au sens large ?

Faut-il avoir recours au caricatural portrait de ceux que les Américains nomment  « workaholic » (calqué sur alcoolique) – drogués du travail qui ne savent rien faire d’autre que de gagner de l’argent, de « monter des opérations », de se tuer à la tâche par peur de l’ennui…
par peur de la vie. Par peur d’eux-mêmes et de leur vide intérieur.

« Travailler pour vivre » … « vivre pour travailler » …

On devine l’étendue du malaise. Pas besoin d’une grandiose démonstration pour signaler à notre attention l’étendue des ravages causés par cette idolâtrie du travail. « Travailler pour vivre et non vivre pour travailler » a été aujourd’hui, et c’est folie, totalement inversé.  Le travail est utile, certes, il doit être respecté tant pour l’accomplir que pour le partager d’ailleurs ; mais lorsqu’il devient un « must à la mode » le risque est grand que s’en empare les gens « Ã  la mode », autrement dit, comme c’est aujourd’hui le cas, ceux qui en ont le moins besoin, ceux qui n’en ont le désir (ce qui n’est pas le besoin) que par conformisme, stratégie de lutte contre l’ennui, technique de fuite de soi, thérapie individuelle, collective ou de couple. Ce faisant ils mettent les autres au chômage. Quelle tristesse de voir le « travail » mondain semer la misère dans les rangs des classes modestes. Sans doute voudra-t-on voir dans ce propos une analyse simpliste des tensions économiques. Il est nécessaire de rappeler qu’il ne s’agit dans cet essai que de traiter de l’imaginaire, des pulsions et des représentations, pas des masses économiques.

On ne niera pas que les organisateurs, les gestionnaires voient un certain avantage, tirent un profit réel d’une situation mentale telle que celle que cette idolâtrie permet. Les relais sont assurés par les médias et une intelligentsia ennuyée donc parfaitement dévote. Qui serait assez fou pour oser se réclamer d’un anticléricalisme fervent quand le dieu se nomme « Travail » et son Eglise « Entreprise » ? Ainsi, le culte du travail est, de nos jours, devenu la seule « Vérité » incontestée.