Suspendu entre deux néants

Quelle est la valeur de l’argument vitesse? Pourquoi faut-il un maximum d’information dans l’instant ? Nul ne sait, en définitive. Reste que la lucidité s’oppose trop souvent à la vitesse d’acquisition. La caducité de l’information accompagne sa mise à disposition, sitôt livrée, sitôt invalidée par le temps. Michel Serres : “La célérité d’un message vaut mieux que la lucidité d’une pensée.” Oui, mais… selon la loi de quelle jungle ? La lucidité (clarté de la théorie) s’oppose à la vitesse d’acquisition, ainsi Bachelard oppose l’action (avec Bergson) à l’acte (avec Roupnel) dans L’intuition de l’instant5.
Le temps n’a qu’une réalité celle de l’instant suspendu entre deux néants. Il faudrait parvenir à établir une problématique des effets de la vitesse de transmission sur la connaissance ainsi que sur le savoir. Mais tant de mauvaise foi, d’intérêts divers et opposés encombrent le paysage mental !

Durée vs intensité

Nous retrouvons ici la problématique durée / intensité ou mieux intensité contre extension ou durée intensive contre temps extensible.
Piège de la célérité : croire que le réel n’est que l’instant et que tout survient toujours trop tard. Voilà qui engendre un sentiment très frustrant de n’être plus jamais dans le coup et une fièvre de l’émission sans vérification de la vérité — pourvu qu’il y ait message… enfin, “bruit de message” on pourra toujours continuer d’occuper la scène, l’antenne etc . en émettant ultérieurement un correctif. Ajouter toujours ajouter. C’est encore et toujours le même danger de fuir dans un virtuel total : sorte de temps hors du temps, semblable finalement, bien que totalement antithétique, à ce “temps d’avant le temps”, in illo tempore, (dont Mircea Eliade a bien étudié la fonction chez les hommes de toutes cultures6). temps mystique, temps magique, et tout aussi sacré que celui du spectacle de la “communication”
Qui peut gagner à faire croire que le réel n’est que l’instant ? Comment peut-on parvenir à fonder philosophiquement cette pensée ? Là-dessus se greffent les problèmes de responsabilité morale : l’hystérie de l’instant débouche très vite sur la négation du passé, donc de la portée des actes accomplis et de leurs conséquences. Les mêmes remarques valent pour l’aval : comment former des projets quand on ne vit et ne valorise que le présent ? Les images virtuelles deviennent vite, dans le cas d’un emploi abusif, plus déterminantes que le réel7.

L’illusion des réseaux

Le réseau c’est, on l’oublie trop souvent, le principe même des féodalités : la perte de responsabilité associée à ou induite par le jeu mouvant et subtile ô combien des amitiés bilatérales au sein d’un écheveau complexe. La dimension mythique du réseau tient à la force métaphorique de l’imaginaire de la toile d’araignée (web) que l’on feint de croire capable de globaliser le diffus.
On retrouve dans l’information TV ce même principe utopique chez CNN ou Sky News qui veulent être partout, en direct, à tout moment. Internet de son côté se donne comme norme universelle bien qu’internet ne soit personne en particulier. Internet n’est, assez curieusement, ni forme ni contenu mais une infinité de contenus sur des supports convergents et compatibles mais différents ! Ce n’est rien qu’un accord tacite entre des organisateurs de “tubes” de moyens supports de transmission et des prestataires d’accès.
C’est aussi l’occasion d’un ancrage dans l’imaginaire de l’ubiquité : la vitesse (absolue) permet d’être partout au même instant : de là une perverse coïncidence du dit et du dire. D’où, encore, une fallacieuse identification de l’action et de la connaissance.
C’est pourquoi, in fine, réflexion faite, la notion (déduite de cet emballement des TIC) de “globalisation” n’est que du prêt-à-porter idéologique qui entretient, là encore, la confusion car elle dissimule la complexité du nouvel ordre mondial qui peut, derrière cet écran, passer inaperçu.

La part du savoir tacite

Il semblerait qu’en notre siècle nous ne sachions plus guère que ce que nous parvenons à exprimer. Et pourtant, en réalité, au “fond” nous savons infiniment plus. La “compétitivité” d’une nation (ou autre regroupement humain) viendrait, dit-on parfois, de sa capacité à exprimer tout ce savoir “tacite”, inemployé, et le mettre en “communication”… Si elle ne parvient pas à le mener au plan de la formulation exploitable par les consciences, elle se sclérose.
Le système emballé des technologies de l’information et de la communication (TIC) pourrait bien augmenter la part de ce savoir condamné à demeurer tacite car il ne trouvera plus le temps d’accéder à la formulation tant nous serons bousculés par la hâte d’accomplir des transferts d’information… transferts effectués en soi et pour soi en ayant perdu de vue le but poursuivi par l’entreprise de l’échange de contenu.
Or là nous nous trouvons devant un schéma bien connu de par l’épaisseur qui s’y laisse repérer entre acte et intention : c’est ce qui définit le “rituel”. Certes, la hâte donne priorité aux actes prémâchés et habituels. Qui écoute, en comprenant, la radio ou la TV qui ronronne ses “nouvelles” finalement “ordinaires”.
Cette remarque pessimiste ne vaut pas que pour l’activité technique, quotidiene, industrielle, quantifiable. Elle vaut aussi pour, et c’est moins quantifiable, la dimension morale, mentale, psychique, spirituelle des personnes qui composent la société, le groupe…
Les mythes, à nouveau, expliquent les nouvelles technologies (et l’image que la société s’en donne) car toujours ils déplacent en les représentant les rapports entre temps et savoir.