Pas plus « in » que la pureté

Même cette bienfaisance qu’on se destine à soi-même peut être une violence.
Ces tortures, familières pourtant, qu’on s’inflige pour le bien de son propre corps sont des violences destinées à préserver ou a reconquérir une excellence, une beauté, une pureté évanouies.
Pures violences de la mode. Car il n’y a pas plus « in » que la pureté.
L’objet d’idolâtrie numéro un, banalité aujourd’hui, est notre corps… notre corps éternellement sain et jeune et beau. En fait, pas notre corps, mais mon corps. Ce n’est plus tellement le corps de l’autre qui compte et sur lequel s’ancreraient toute notre érotique, non ce qui importe, plus égoïstement, c’est le nôtre propre. Là est sans doute la mutation.
Que de temps, que de soins lui consacrons-nous ! Que d’argent à bronzer, à enduire, à bouger, à muscler, à désengourdir, à dégraisser, quand ce n’est pas découenner, ce corps qui vieillit dès l’âge de vingt ans quand ce n’est pas avant (trop souvent sous l’influence des drogues dures ou douces, acides ou sucrées, avec ou sans alcool, inoculées ou inspirées)… seule une batterie d’artefacts et d’artifices peut lui donner la force, la pureté, la beauté de la « nature ». Paradoxe ? Si vous le dites !

Unis, pour le miroir et pour le pire

Beau moteur de nos frustrations et de nos délires que ce corps irréversiblement attiré vers son déclin, quoi qu’on fasse. Mais aussi quelle pauvre érotique que celle de la personne qui se trouve réduite à ne se percevoir, elle-même, que sous forme d’image déviée vers un miroir. Je ne suis plus que mon propre désir de mon propre corps, tel qu’il m’est réverbéré dans l’Å“il de l’autre au mieux, ou dans le miroir au pire. Je ne suis que ce que tu crois voir de moi. Je suis moi et mon image, nous sommes, moi et moi, indéfectiblement unis pour le miroir et pour le pire.
Et tout cela dans une grande, une superbe illusion de pureté, de beauté, de santé ! Y a-t-il jamais eu identité qui ait pu faire l’économie du regard de « l’autre » ? C’est bien là qu’est le drame de la solitude qu’inflige la loi du paraître.
Le miroir ne suffisant pas, alors l’opinion de l’autre devient du coup toute puissante. Les victimes du paraître ne croient plus en elles-mêmes qu’à proportion de la reconnaissance que manifeste le voisin de leur conformisme dans la chasse à la sveltesse, à la beauté, à la jeunesse refabriquée à moins que ça ne soit par le biais d’autres faire-valoir : la frime que l’argent ou la position sociale permettent, un certain temps, en attendant la disgrâce de la vieillesse, de la maladie, du chômage ou pire que tout, de l’oubli par les médias.

Nouvel avatar de l’humain : le « jeune »

Le seul avatar vraiment nouveau de cette frénésie du paraître qui, elle, ne date pas d’hier, serait à trouver dans le jeunisme. Pendant des siècles le « jeune » fut réputé fort et vigoureux, il était tout également réputé passablement stupide et impulsif. Or ceci est révolu, sauf peut-être en matière d’assurance automobile (où les chiffres et les risques financiers de pertes triomphent de la mode et du conformisme jeuniste – le jeune conducteur est surtaxé).
Sinon, en règle générale, le jeune est beau, il est efficace, triomphant et déclasse immédiatement qui commet l’imprudence d’être moins jeune que lui. L’âge est un visa pour la gloire. L’expérience et le savoir sont des tares à dissimuler (non sans peine) sous une fragrance d’insouciance ou de turbulente incompétence. Le déguisement faisant le reste.
Sport, jeunisme, beauté académique, anti-stress, mode, commerce : telle est bien la litanie. Soit par tendance et conformisme, soumission à des finalités ou à des utopies collectives, soit pour répondre ou réagir à des assauts culpabilisateurs de l’environnement social.
Le devoir de beauté, comme le devoir de jeunesse rejoignent au chapitre des aliénations le devoir de bonheur dont parle Pascal Bruckner. D’autant que le bonheur en question n’est pas « pur » bonheur mais satisfaction de parvenir à échapper aux reproches des contemporains autrement dit il s’agit de se laisser piloter par un conformisme. Ce « bonheur » n’est pas délicate ou délicieuse insouciance, loin de là, mais au contraire une adéquation à des modèles – un conformisme de plus. Il est alors générateur d’insatisfaction permanente… de culpabilité. Car on n’est jamais parfaitement à la mode de la beauté – de l’athlétisme culturiste ou jeuniste.

La même niaiserie mimétique

Signalons par parenthèse que les phénomènes mimétiques d’identification ne sont pas récents. Les modèles, féminins, bien connus, qui s’offrent à l’identification sont innombrables, tant du côté « blonde », du show biz à la politique avec, aux travers des décennies, les clones de Marylin Monroe, de Barbie la poupée, Brigitte Bardot, Elizabeth Guigou … que de celui de la femme « inspirée » (bien que moins gâtée par la nature) dans la série des Janis Joplin, Lady Di ou Margaret Thatcher – le phénomène ne date pas d’hier – les tentatives de copies conformes furent légion.
Chez les hommes la même niaiserie mimétique sévit aussi de manière caricaturale également. Un seul exemple cocasse quel homme vrai, en politique, « un homme, un vrai » dit-on, quel « homme de gauche », aurait, il n’y a pas si longtemps encore, osé défiler en oubliant d’arborer la mitterrandienne écharpe rouge sur pardessus cum chapeau fendu ?
Le mépris politico-idéologique que peuvent porter au modèle choisi ceux qui se trouvent à l’extérieur du schéma en question, en renforce curieusement la séduction pour les adeptes, les clones.

Retour au corps spectacle

Revenant à ce corps, le nôtre, adulé dans ce qu’il a de « naturel ». C’est, en tout cas, ce que l’on voudrait croire. En fait c’est l’inverse. On en rejette tout ce qui est naturel : sentir une odeur corporelle, être fatigué, vieillir, paraître « son âge » (horreur suprême), ne pas être bien-portant.
Imaginez-vous des dizaines de millions d’électeurs élire un Président vieux et cancéreux ? Impensable ! Si le cas se présentait il faudrait tricher, mentir, tout falsifier, le cacher pendant au moins quatorze ans. Ce que l’on croit bon, donc « naturel », dans le corps c’est ce qui consiste à le figer dans une éternelle bonne santé identifiée (abusivement) à la jeunesse, comme s’il n’y avait pas de pathologies propres à celle-ci.
Si encore il s’agissait d’être jeune et beau pour plaire, séduire (étymologiquement mener vers soi) une personne dont on convoite la présence, le partage d’émotions ou de plaisirs charnels… Non, pour le corps-spectacle il n’est pas question d’amour ni même de drague ou de jouissance, répétons-le, il n’est question que d’image. Le but ultime est de se plaire à soi-même en pensant que par la maîtrise d’une « excellence en conformisme » on est parvenu non pas à « plaire aux autres », mais à « faire partie du clan », mieux, à susciter leur admiration, à en être envié. Tu as vu son bronzage ! ses muscles ! son sweat ou ses baskets … Microscopique de la tête à la queue mais avec des « hénaurmes » biscoteaux, voilà le moule mâle. La physiologie est devenue vêtement. Plaire, dernier dérapage, se ré-écrit « rendre jaloux » c’est-à-dire être envié voire être maudit, par pure envie.
Ce qu’on oublie tout simplement c’est qu’être plus âgé signifie une chose avant toute autre : à savoir que l’on est tout de même parvenu à déjouer la mort et ses stratégies au moins jusque là et que forcément ça a laissé des traces qu’il serait seyant de savoir porter avec humour plutôt qu’avec humeur. Humeur qui peut conduire à vouloir intervenir pour gommer les dites traces.
Car, qui sait comme sont laides, parfois révulsantes, les cicatrices d’une liposuccion, d’un lifting, d’un remodelage à coup de silicone … j’en passe pour éviter le gros mauvais goût.
En dehors des risques liés à la démesure, le physiolâtre, malgré son goût apparent pour les activités collectives est tout seul face à son ego, et ce, qu’il soit en salle de gym, abruti par les sonos et les rythmiques dignes des discothèques les plus suréquipées ou qu’il coure, seul, désespérément seul, comme tous ses compagnons de trottinement, essoufflés, dans la rue, ô non, pas dans la campagne, non, mais dans la rue, le long des routes à grande circulation, là où on peut les voir, dans le brouillard des échappements emplissant ses poumons qui halètent devant une foule automobile et indifférente.

Être un paradoxe pour soi-même

Le physiolâtre est un pur paradoxe : collectivement isolé et dans une solitude collectiviste, pélerin sur le chemin du plus pur mimétisme. Jusqu’au surgissement du physiolâtre on n’avait pas tenté de séparer l’admiration du corps, le désir du corps d’une quelconque tension érotique. Maintenant c’est fait. Jusqu’alors l’érotique était soit réprimée soit louée comme efficace. Condamnée, sous sa forme directe, simple, par les Eglises bien souvent, elle y était préférée sous forme sublimée : extase, enthousiasme, voire fanatisme pour une cause ou une autre. Nantie d’une efficace : le corps se devait de n’être que l’instrument (voluptueux peut-être, au pire … ) l’instrument de la reproduction. Le désir assurant avant tout la perpétuation de la race : croissons et multiplions.
Plus tard, le désir pour le désir, le plaisir pour le plaisir constituèrent une nouvelle étape pour l’Occident quand il commença à se mettre son sexe dans la tête … ou dans la bouche, à en oraliser la pensée, pour en parler sans pudeur, fausse honte ou culpabilité.

Mon moi à moi pour moi, Na !

Mais le corps pour le corps hors de tout échange autre que le faire-valoir du regard et du miroir, le corps en boucle sans dépassement, mon corps beau pour moi seul, quasiment sans autre désir que narcissique, ça c’est nouveau. Toute la libido s’investit dans le « conservatisme » physiolâtrique le plus fervent. Beau et jeune si je m’applique bien je ne changerai pas jusqu’à ce que mort s’ensuive… Oui, enfin, la mort ou bien le ridicule, car en la matière le ridicule tue aussi.
Toute la vigueur de l’être est mise au service d’un figement, d’un immortalisation d’un moi idéal « taxidermé » à l’âge de vingt ans et quelques. Où sont parties les belles femmes, pleines et épanouies de la quarantaine ? Il ne va nous rester que des vieilles jeunes tombées dans le formol à vingt-cinq ans.
Par delà la sottise inhérente à cette mode et au ridicule auquel elle expose, c’est l’esthétique, ce sont la vie, la sexualité, le désir, le sens du temps et de ses facettes qui sont perdants, qui sont perdus de vue. Privés de vie ces corps toujours jeunes s’étiolent dans l’insaisissable perfection sur laquelle se referment vainement leurs bras musculeux et sans charme car, en physiologie, que l’on soit physiolâtre ou pas on n’arrête pas le progrès… de la sénescence.

« For sure it’s pure »

Dans la confusion ardente, militante, de ce vrac physiolâtrique sont certes entassées jeunesse, beauté, santé, pureté mais aussi « correction » politique et sociale. Il faut croire que la détresse des esprits qui succombent à cette mode doit être immense. Tous les intégrismes à la mode gravitent autour de cette série d’équations incongrues. Ceci appelle la réflexion. C’est également l’occasion, pour ces praticiens, une fois encore de mêler, de confondre les sphères traditionnellement dévolues au public et au privé. L’exemple de ces « café-massages » qui viennent d’éclore en nos capitales n’incarne-il pas une superbe confusion des sphères du public et du privé, mais aussi du médical et du social, de l’individuel (paramédical) et du collectif (lieu public de restauration) ?
Par-delà les aspects ridicules, superficiels, comiques que présentent les victimes de ces engouements parfois dévastateurs il faut souligner que la pureté en tous ces domaines n’est jamais en situation quantifiable contrairement à la chimie dont elle fait d’ailleurs un si abondant et paradoxal usage. Il n’y a pas plus dangereux que les additifs que l’on ajoute aux produits de beauté pour les rendre transparents donc « purs » dans leurs flacons tout aussi transparents, parés d’étiquettes ou d’impressions légères, légères, bleues ou vertes. Car « for sure it’s pure » comme disait la pub ! Purement chimique et synthétique, à cent pour cent, en réalité, déclenchant des allergies même chez les personnes peu sensibles, « for sure it was pure … », pure arnaque, mais ça sentait bon, et surtout c’était « transparent ». Bah, tant que ça en a l’air c’est que c’est vrai. Voyants et parfois funestes aussi, ô combien, les éclats de cette pureté-là.

Nature, nature … au moins, tout comme

Cette pureté, cependant, signifie autre chose, elle vise une autre forme de valeur : Elle ne peut être qu’une proclamation de la pureté en soi. Proclamation d’une « nature » bonne et pure dont les qualités rejaillissent sur l’identité de la personne. Or on sait – Clément Rosset l’a montré avec une grande clarté – quels vilains tours les utopies de « nature » ont pu jouer à l’humanité au cours de l’histoire des idées. On nage, à l’occasion de cette course à la pure et jeune beauté, dans une immense illusion analogique. Tout est « comme… » et rien ne vaut ; rien ne vaut que dans la transposition des traits, des faits, des valeurs d’un système en un autre. C’est par un tel glissement que l’on passe de la belle anatomie que la jeunesse est supposée conférer (pourtant si tous les jeunes étaient beaux ça se saurait !) à la « fraîcheur » ; ce pas une fois franchi pourquoi ne pas passer à celle des produits qui, étant frais, rajeunissent par voie de conséquence – comme par « contagion » – le corps qui les absorbe. Cocasse, sans doute, mais diablement efficace, pensez aux pubs pour les yaourts pleins de parfums de fruits (synthétiques) ou autres eaux minérales emportant des fragments minéraux des belles montagnes qu’elles n’ont traversées que dans le clip publicitaire.

Je veux « de la marque » … non mais !

René Girard nous rappelle que les mécanismes mimétiques fonctionnent le mieux quand ils ne sont plus conscients. Nous en avons un vivant exemple avec la consommation des « marques ». Quoi de moins matériel, de plus abstrait, de plus ésotérique qu’une « marque » ? Croyant se « démarquer », le consommateur gogo s’engouffre dans la marque : non seulement il paye plus cher mais il offre son corps comme support publicitaire (gratuit, volontaire, militant même) puisque pour se faire valoir il doit arborer sigles et noms inscrits de manière bien aveuglante sur ses vêtements.
Son anatomie en ressort purifiée et grandie aux yeux de ses contemporains en devenant un support publicitaire. Autre « habillage » : sphère à peine plus large que celle du vêtement, celle de l’automobile et de son « tuning » qui permet des « personnalisations » de série…
Ressemblez-vous les uns les autres en croyant vous différencier ça fera marcher le commerce et ça stabilisera un temps le modèle social. Voilà le mot d’ordre des structures mimétiques. Ces pratiques quand elles concernent la cosmétique du corps et de son enveloppe vestimentaire ou automobile ne causent de dommages finalement qu’à ceux qui sont assez sots pour se ruiner.

En atteignant la frontière …

Mais c’est une toute autre histoire quand le mimétisme pousse à singer des héros violents, délinquants. Il en est peu qui ne le soient pas puisque les gens paisibles et heureux n’ont pas d’histoire dit-on. L’agresseur ou l’agressé, la brute ou sa victime font seuls monter l’audimat (fiction à 21 heures ou journal à 20 heures sans que l’on puisse vraiment faire la distinction).Nul doute que l’épave humaine ou sociale attire l’Å“il quand elle fait relief sur un monde de beaux jeunes gens : elle attire utilement (c’est-à-dire commercialement) l’attention, fascinante et dissuasive à la fois. Les jeux du mimétisme flirtent à l’occasion voluptueusement avec le mal. Que c’est excitant !
Autre histoire que celle-là, le mimétisme de la violence aura aussi sa part, plus loin, plus tard, ci-après … Mais question : il n’est pas certain du tout que l’on demeure là dans l’ordre de la « confusion » dont nous traitons ici ; ne serait-ce pas déjà plutôt dans l’ordre de ces étranges « migrations » des anciennes valeurs vers de nouveaux territoires ; comme de vieilles graines dans un nouveau désert ? L’ordre de ce qu’on appelle avec une pudeur mêlée de craintes et d’assourdissants non-dits : « mutations » de la modernité ?