La culture festive

Libéralisme festif

Comme nous venons de le voir, le libéralisme occupe une place centrale dans les mutations de notre époque. La relation entre culture et libéralisme a évolué de manière très complexe ; après avoir favorisé l’éclosion de l’universalisme, l’idéal libéral tend désormais à se retourner contre l’héritage des Lumières en encourageant le relativisme culturel.

L’idéal festif décrit par Philippe Muray est étroitement lié à un idéal libéral. Le penseur a évité d’inscrire son observation des transformations contemporaines dans des classifications propres aux sciences politiques, l’ambition littéraire de son œuvre lui permettant une quête de sens reposant sur un attachement à l’évolution de la langue. Le principal intérêt du concept d’ère hyperfestive est justement de ne pas enfermer son observation du monde dans une théorie ou un schéma préconçus[38] ; en l’occurrence, il permet de ne pas réduire l’évolution des sociétés occidentales au simple fait du libéralisme. L’idéal festif de modernité ne peut s’expliquer par ce seul facteur.

Nous pouvons tout d’abord remarquer l’importance dans notre culture contemporaine d’un idéal du déracinement emprunté au libéralisme. Jean-Claude Miché souligne dans ses différents ouvrages la généalogie de cet idéal philosophique et politique[39].

Ainsi, le succès de la figure de l’écrivain voyageur est actuellement indéniable[40], tout comme la philosophie du détachement des religions asiatiques qui séduisent de nombreux Occidentaux. Cet intérêt pour le voyage et le déracinement est bien sûr totalement superficiel. La tradition littéraire française a au contraire démontré la force de l’introspection dans la quête de sens ; Montaigne et Proust n’ont nullement eu besoin de parcourir le monde pour parvenir à une pensée universaliste.

Enfin, il est intéressant de constater que la victoire du libéralisme coïncide avec l’avènement des célébrations festives. Dans son admirable travail sur les années 1980, François Cusset a décrit avec justesse le contexte idéologique favorisant sous l’ère de Jack Lang la création de nombreuses célébrations.[41] Philippe Muray interprète ce type d’événements comme le reflet du vide et de l’insignifiant. La musique ou les livres sont « fêtés » car ils sont morts ; notre époque s’évertuerait à donner l’illusion d’une création artistique en réalité agonisante.

Consacré par l’avènement des musiques exotiques ou électroniques, l’acte festif se caractérise par une grande réflexivité. Le discours festif semble, lui, fonctionner comme par performativité, d’où son importance : la fête comme célébration du vide ne repose que sur elle-même. Philippe Muray a pris acte de cette performativité en faisant évoluer son personnage conceptuel d’Homo Festivus en Festivus Festivus, l’individu qui célèbre sa célébration. Dans le domaine musical, le « tube » illustre ce phénomène par l’idée de répétition et l’expression du succès de son propre pouvoir de séduction.[42] Ainsi, comme le notait déjà Guy Debord dans la Société du Spectacle, « cette époque, qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête ».[43]

Vers un totalitarisme festif

La tension observable entre la destruction des structures traditionnelles et la construction de nouveaux types de liens sociaux représente l’un des aspects les plus fascinants de l’évolution de nos sociétés. L’anomie provoquée par le libéralisme semble complétée par le collectivisme festif ; la modernité s’impose d’autant plus facilement qu’elle a auparavant fait table rase de la société historique.

La culture est de nos jours louée pour ses vertus fédératrices ; les politiques sociales s’appuient sur elle afin de recomposer un tissu social en état de désagrégation. Ce discours s’applique aussi bien à l’échelle d’une ville, avec l’intégration d’habitants de quartiers exclus du reste de la population, qu’à celle de l’Europe avec une politique culturelle ayant pour but de compléter le processus économique et institutionnel de l’Union. Cette exploitation de la culture à des fins sociales affecte considérablement la conception de la culture, comme l’explique Philippe Muray[44]

Cette conception utilitariste de la culture n’admet pas de négativité et propose au contraire une définition vertueuse de l’art qui va à l’encontre de son « inévitable dimension aristocratique ».[45] Les productions artistiques de la société hyperfestive se doivent de défendre des principes égalitaires et ainsi de flatter l’égo des consommateurs. Cette « autocélébration de la masse »[46] se réduit bien souvent à une complaisance dans la médiocrité. Cependant, cette régression n’est pas inhérente au fonctionnement démocratique de nos sociétés : la IIIème république a démontré par le passé qu’il était possible d’élever la masse vers une culture exigeante, notamment par le biais de l’école.

Nous avions évoqué dans le chapitre précédent la multiplication des oxymores comme expression d’une époque de résolution des conflits et oppositions. L’idéal de modernité actuel semble comporter un désir de fusion, qu’elle s’applique aux pays (le désir libéral de fermeture des frontières, dont l’exemple le plus flagrant est l’Union Européenne), aux sexes ou encore aux populations. Les justifications souvent farfelues de cette tendance à la fusion démontrent sa totale irrationalité ; Philippe Muray la désigne humoristiquement sous le nom de « Département Fusion-Inquisition ». Le métissage s’est peu à peu imposé comme une valeur en soi[47], ainsi que des figures de culte moderne tels que l’androgyne ou le métis.[48]

La société hyperfestive entretient une relation très ambiguë avec l’Histoire. On constate tout d’abord une célébration de la discipline, par le biais par exemple des Journées du Patrimoine. Cependant, ces célébrations se produisent au détriment de toute perspective historique ; François Cusset a remarquablement exposé dans son ouvrage l’essor au début des années 1980 de la géopolitique dont le regard instantané s’est peu à peu substitué à la distance historique.[49] Dans le domaine artistique, on observe une réécriture des œuvres non conformes à l’esprit du temps.[50] En ce qui concerne la musique, on a pu voir apparaître dans la deuxième partie des années 1990 le bootleg (ou mashup, ou bastard pop), qui consiste à mélanger deux chansons pour en former une seule. Le résultat obtenu permet en mélangeant les paroles de vider les deux œuvres de tout signification (le processus de fabrication n’implique absolument aucune réflexion sur la correspondance entre les textes) et de les déplacer de leur contexte historique original. Ce type d’œuvre est assez symptomatique de la frénésie fusionnelle de notre époque et du sentiment d’absurdité qu’elle provoque.

L’ère hyperfestive se caractérise par l’effacement des différences historiques ; le totalitarisme festif repose sur une haine de l’intimité et du secret. La différence entre vie privée et vie publique semble vouée à disparaître,[51] et les individus sont aujourd’hui invités à devenir amis avec leurs voisins grâce aux sinistres fêtes d’immeuble ou fêtes de quartier. Comme toujours, ce combat contre la vie privée prétend défendre des valeurs incritiquables : lutte contre la pédophilie, la corruption voire l’adultère ; comme le résume Eric Schmidt, président de Google, « si vous voulez faire quelque chose et que voulez que personne ne le sache, peut-être devriez-vous commencer par ne pas le faire » car « seuls les criminels se soucient de protéger leurs données personnelles ».[52] Il semble difficile d’identifier le processus responsable de cette régression des acquis démocratiques occidentaux. Peut-être cette forme de modernité emprunte-t-elle au marxisme sa conception totalisante de l’existence ; « tout est politique », et bientôt tout sera festif.[53]

Ainsi, la modernité festive se présente comme un totalitarisme régressif exploitant et pervertissant la culture pour parvenir à sa fin, c’est-à-dire l’abrutissement généralisé du monde et l’autocélébration de la réalisation de cet idéal. La culture personnelle (la cultura animi chère à Jean-Louis Harouel) semble plus que jamais nécessaire pour résister à la festivisation du monde.

« Le monde est détruit, il s’agit maintenant de le versifier »

Nous avons ainsi pu observer les mécanismes intellectuels expliquant l’évolution de la conception de la culture dans les sociétés occidentales, et tout particulièrement en France. Cependant, si l’on se doit de constater l’étendue de ce désastre, il serait vain de défendre une conception de l’art ou de la culture aujourd’hui hors d’usage. George Steiner souligne ainsi que ces profondes transformations de nos imaginaires ne peuvent être ignorées. Ces changements ont bien eu lieu, aussi regrettables soient-ils. La situation semble ainsi complexe car elle ne laisse que peu de liberté entre une critique anachronique et l’approbation d’un idéal de modernité festif.

Philippe Muray adhère à l’hypothèse hégélienne d’une mort de l’art. Cependant, la conclusion de l’ensemble de ses observations est paradoxale[54].

Ainsi, si la critique de cette société festive relève du devoir moral, il convient également de constater le potentiel créatif d’une telle période. Cette débâcle représente un terrain d’exploration sans fin, notamment pour la littérature. Philippe Muray reconnaît ainsi la richesse de sa principale source d’inspiration ; comme il l’exprime dans Minimum Respect[55], « le monde est détruit, il s’agit maintenant de le versifier. »

Enfin, il serait sans doute absurde de considérer que cette régression est vouée à durer éternellement. L’histoire de l’Occident a été marquée par des cycles, des phases ascendantes succédant à des périodes de déclin. Le propre de ces périodes ternes est justement de ne pas avoir la capacité d’imaginer un quelconque renouveau. Et, comme le souligne Cornélius Castoriadis, une renaissance artistique reste indissociable d’un renouveau social et politique[56]

Il s’agit de la principale objection que nous pouvons opposer au pessimisme de Philippe Muray : certes, notre époque se caractérise par l’effacement de son passé et l’accomplissement d’une modernité terrifiante, mais l’Histoire a démontré à de nombreuses reprises qu’elle pouvait réserver des surprises.