La montée de l’insignifiance

Culture classique et culture bourgeoise

L’œuvre de Pierre Bourdieu est aujourd’hui essentielle pour comprendre la question de la transmission de la culture. A partir des années 1960, le philosophe néo-marxiste s’est efforcé de démontrer les mécanismes à l’œuvre dans la reproduction sociale des classes privilégiées, et pour cela de concevoir la culture comme un outil de domination. Le choix de cet objet d’étude s’explique sans doute par la trajectoire personnelle de l’intellectuel : issu d’une famille modeste du Béarn, Bourdieu a pu observer lors de son arrivée à Paris à l’Ecole Normale le fossé qui le séparait de ses camarades bourgeois parisiens[23].

Ecrit conjointement avec Jean-Claude Passeron en 1970, La Reproduction entend démontrer le rôle joué par le système scolaire dans la reproduction sociale. Les classes supérieures auraient imposé à l’école des codes et valeurs qui favoriseraient leur succès ; les classes populaires seraient au contraire confrontées à un échec d’autant plus pervers qu’il s’imposerait naturellement à eux. Le récit de la réussite scolaire ne serait donc qu’une mystification bourgeoise particulièrement habile :

« Instrument privilégié (…) qui confère aux privilégiés le privilège suprême de ne pas s’apparaître comme privilégiés, [ce récit] parvient d’autant plus facilement à convaincre les déshérités qu’ils doivent leur destin scolaire et social à leur défaut de dons ou de mérite, qu’en matière de culture la dépossession absolue exclut la conscience de la dépossession. »[24]

Il résulte de ce constat une conception extrêmement négative de la culture classique (et notamment de l’apprentissage du latin) qui amène le sociologue à parler de « gaspillage ostentatoire d’apprentissage » à propos « de l’acquisition des langues anciennes conçue comme une initiation, nécessairement lente, aux vertus éthiques et logiques de l’humanisme.»[25] A l’instar des anthropologues de l’après-guerre, Bourdieu se focalise sur les rapports de force résultant des pratiques culturelles mais n’accorde absolument aucune valeur à la culture en soi. Le sociologue préfère l’objectivité et la neutralité des matières scientifiques à l’enseignement des humanismes, coupables selon lui de représenter la culture légitime. L’historien Paul Veyne s’oppose à cette critique de la culture bourgeoise [26].

Paul Veyne soutient ainsi le point de vue de Renaud Camus et considère la culture comme un idéal rarement atteint ; si le choc esthétique du public face à l’œuvre demeure une fiction, il lui procure cependant une fierté[27].

Nous pouvons de nos jours observer a posteriori les bienfaits du modèle de l’éducation classique en France. Jean-Claude Michéa regrette l’ancienne école républicaine qui n’était pas encore totalement adaptée aux besoins du système capitaliste : « on aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. En réalité, chacun voit bien qu’une culture classique réellement maîtrisée, nourrie, par exemple, des modèles du courage antique ou des chefs d’œuvre de l’intelligence critique universelle, avait au moins autant de chance de former des Marc Bloch et des Jean Cavaillès, que des spectateurs sans curiosité intellectuelle ou des consommateurs disposés à collaborer sur tous les modes au règne séduisant de la marchandise. »[28]

Les différentes réformes de l’éducation inspirées par les travaux de Bourdieu ont mené à un appauvrissement général des savoirs (symbolisé par la question du baccalauréat, pour lequel le gouvernement fixe des objectifs de réussite et non de contenu) sans pour autant réduire les inégalités de classes. Bourdieu a malgré lui accéléré la « modernisation » du système éducatif en l’adaptant aux exigences du marché et en supprimant des matières « bourgeoises » susceptibles de former l’esprit critique des élèves.[29] Jean-Claude Michéa explique ce phénomène contradictoire : « dans un premier temps, on proclame que l’Ecole n’est déjà rien d’autre qu’un outil au service de la reproduction du Capital. Après quoi, fort de cette radicalité apparente, on peut exiger, au nom de l’anti-capitalisme lui-même, la disparition de tout ce qui constitue en réalité un obstacle à l’extension du règne de la marchandise. C’est là le procédé constant des gardes rouges du Capital. »[30]

La contre-culture libérale

Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx décrit le fonctionnement de la dynamique révolutionnaire du capitalisme : « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » Jean-Claude Michéa souligne la justesse de cette analyse : « le capitalisme est par définition un système social auto-contestataire et la dissolution permanente de toues les conditions existantes constitue son impératif catégorique véritable. »[31]

Cette perspective permet de comprendre l’essor à partir des années 1960 d’une contre-culture opposée à la culture légitime bourgeoise. Selon le philosophe, ce mouvement que l’on associe communément à mai 68 (et à tort, car il ne représente pas l’ensemble de l’évènement) aurait exprimé une volonté d’affranchir le marché d’archaïsmes tels que le gaullisme ou le PCF [32].

Publié en France en 2006, Révolte consommée : le mythe de la contre-culture, de Joseph Heat et Andrew Potter, repose sur une thèse semblable : les mouvements de contre-culture ont été totalement incapables de « changer le système » pour la simple raison qu’ils représentent en réalité le moteur de ce système. Ces différents courants (principalement les hippies, les punks puis les altermondialistes) ont bâti leur contestation sur l’idée que la société de consommation impose un mode de vie conformiste aux consommateurs. Or, le système capitaliste a en réalité un fort besoin de renouvellement du marché (besoin qui s’est, il est vrai, fortement accéléré avec le temps), d’où le rôle primordial d’espaces de contestation permettant l’émergence de nouveaux modes de consommation.[33]

Le secteur artistique se caractérise de nos jours par une paradoxale institutionnalisation de ces contre-cultures. La conception de l’académisme a considérablement évolué depuis le XIXème siècle ; le succès d’œuvres à prétentions subversives est désormais incontestable, comme le constatait Pierre Jourde il y a quelques années[34].

Ce constat semble s’appliquer tout particulièrement à l’art contemporain, l’anti-académisme s’étant imposé dans cette discipline comme la norme depuis maintenant de nombreuses décennies. L’institutionnalisation de l’anti-académisme n’est pas sans conséquence pour les œuvres ; la subversion affichée se réduit bien souvent à une provocation gratuite et vide de sens, comme l’explique Dany-Robert Dufour[35]

Les critères d’appréciation d’une œuvre sont devenus relativement flous, la conception classique de l’art et du beau n’ayant plus aucune pertinence de nos jours. Les collectionneurs formant le marché de l’art contemporain parviennent à spéculer sur des œuvres dont la valeur est uniquement fixée par ce même marché en fonction de leur potentiel commercial[36]. Ce fonctionnement économique très étrange ne fait que renforcer l’absurdité du secteur de l’art contemporain ; il est ainsi tentant d’opérer un parallèle entre ce non-art et le non-argent spéculatif qui le finance.

L’absurdité de notre époque se révèle également à la multiplication des figures d’oxymores. Philippe Muray interprète ces expressions comme la manifestation d’une résolution générale des contradictions et ainsi de la fin de l’Histoire[37]

Nous essaierons dans la partie suivante d’exposer les principes fondamentaux de ce que Philippe Muray désigne comme « l’ère hyperfestive », soit le règne d’un nouveau genre humain, l’Homo Festivus, l’homme qui se réalise dans la fête.