Sophie BOUDET-DALBIN      (07 – 2011)

Une économie basée sur la nouvelle rareté

L’économie du futur, avait annoncé le théoricien du cyberespace John Perry Barlow, sera fondée sur les relations plutôt que sur la propriété. Comme l’écrivait déjà en 1971 l’économiste Herbert Simon : « Ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ceux qui la reçoivent. Du même coup, une grande quantité d’information crée une pauvreté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention entre des sources d’information très nombreuses au milieu desquelles elle pourrait se dissoudre[1]. » Grâce à sa capacité à produire, reproduire et faire circuler sans coût ni travail supplémentaire, le numérique est à l’origine d’une abondance d’informations, d’une profusion des données, d’une explosion des contenus générés par les utilisateurs et de l’hyperconnectivité des modes de vie. L’attention apparaît plus que jamais comme une ressource rare. Cependant, la faculté d’attention du public n’est pas extensible et il faut trouver de nouvelles stratégies pour capter la valeur.

J’émerge donc je suis, évolutions de l’économie de l’attention et de la réputation

Les modèles de financement des médias ont toujours fonctionné sur la recherche d’attention du public. L’économie de l’attention et de la réputation est un système qui fonctionne en recherchant et en achetant ce qui est intrinsèquement limité et irremplaçable, à savoir l’attention du consommateur. Avec Internet, les formes de médiation sont renouvelées. À travers le phénomène du bouche à oreille, la promotion est décuplée. Comme le souligne Alban Martin : « Aujourd’hui, les communautés de fans représentent pour Hollywood un outil marketing surpuissant. En cooptant les fans d’un super-héros ou d’un univers, les studios s’octroient les services d’influenceurs et de critiques efficaces[2]. » Le public va ainsi accorder plus d’importance et de valeur à une recommandation émanant d’un proche, ou d’une communauté de pairs. Et, comme le remarque Chris Anderson : « Idéalement, ce transfert de réputation rend les deux parties plus riches. De bonnes recommandations construisent une relation de confiance avec les lecteurs, et le fait d’être recommandé confère également une certaine confiance. Et avec la confiance vient le trafic[3]. » Le marketing viral, ou buzz marketing, permet ainsi, dans une certaine mesure, de diminuer les coûts de promotion, qui sont alors portés en partie par les utilisateurs et atteignent facilement les communautés clé et les leaders d’opinion. De fait, les discours d’accès aux œuvres sont démultipliés et moins contrôlés par les professionnels de la promotion.

L’internaute est nettement plus enclin à cliquer sur le lien d’une vidéo si celle-ci lui a été recommandée par un proche, que s’il s’agit d’un spam, d’une publicité ou d’une offre de contenu lambda. « Un contenu n’a pas le même attrait selon qu’il est disposé de manière aléatoire dans un catalogue de millions de vidéos, ou qu’il a été trié et vous est présenté directement par une connaissance.  …  Le contexte personnel de la fiche profil augmente donc la propension à cliquer, en plus de la « seconde vie » accordée à la vidéo[4]. » Internet offre un nouvel espace de formation des médiations, moins coûteuses à créer et démultiplier que dans le monde physique. Surtout si les fans de la première heure se chargent eux-mêmes de créer ces prises pour faire entrer d’autres personnes dans l’univers de l’artiste.

De fait, le piratage, du moins la version numérique gratuite, peut apparaître comme une forme de marketing à coût zéro. Chris Anderson souligne le fait que le contenu gratuit est un catalyseur de conversations. Cependant, il semble que les effets varient. Ainsi, dans le domaine de la distribution dématérialisée des livres, l’auteur relate sur son blog une observation intéressante. Proposer une version gratuite sur Internet d’un ouvrage traitant d’un sujet particulier ou peu connu, permettrait d’élargir sa visibilité et de faire augmenter le nombre de vente dans le commerce physique. Par contre, dans le cas d’un sujet ou d’un auteur bien établis, profitant déjà d’une certaine exposition, Chris Anderson constate que la version numérique gratuite aurait tendance à cannibaliser les ventes. Tandis que pour l’industrie musicale, le phénomène inverse est observé. Des groupes comme Radiohead, Coldplay, Nine Inch Nails ou encore Moby, qui disposent d’une renommée internationale et d’une base de fans bien établie, ont montré que le gratuit sur Internet peut être une source de profit non-négligeable. Il s’agit, « comme l’explique Martin Basdevant dans ses recherches sur le sujet :  du  gratuit comme prix d’appel et produit d’appel ;  du  gratuit pour atteindre plus rapidement le public ;  du  gratuit pour favoriser le rebond vers le payant »[5]. Cependant, pour des groupes peu connus, le gratuit peut avoir un effet négatif sur les ventes, dès lors que les leviers vers le payant ne sont pas véritablement établis.

Une chose est sûre, les réseaux sociaux, comme Facebook ou MySpace, sont devenus des acteurs incontournables de cette économie de l’attention et de la réputation, en particulier au sein de la jeune génération. Les internautes peuvent ainsi se servir de leurs goûts, cinématographiques notamment, pour tenter d’émerger de la multitude. Comme le remarque le sociologue Emmanuel Ethis, « le cinéma apparaît comme un moyen apparemment très simple et très efficace pour s’entre-évaluer sur des plans qui touchent autant à nos goûts et à nos critères de jugements qu’à notre capital culturel et à la façon dont on l’a construit et fait fructifier »[6]. Par ailleurs, comme le montre parfaitement la sociologue Laurence Allard, les forums Internet sont devenus un nouveau lieu d’expression pour l’érudition fétichiste du cinéphile. Dans nos sociétés de consommation de plus en plus standardisées, qui s’auto-alimentent par les mécanismes de différenciation sociale (comme l’ont montré Jean Beaudrillard ou Pierre Bourdieu), la communication via les réseaux sociaux ou les blogs, est devenue un outil majeur de personal branding ; l’individu se met en scène et fait sa promotion afin de communiquer, de s’exprimer, de s’affirmer, d’émerger, de se différencier, de créer des liens. Le contenu cinématographique apparaît alors comme un vecteur de communication et d’identification avec une forte valeur ajoutée.

Avec Internet, l’information est surabondante et les canaux de communication tendent à être saturés. Alors, l’attention, ressource rare, devient la base d’une nouvelle économie. Il devient par contre crucial de savoir s’orienter face à une cascade illimitée de données et d’opinions qui peut nous submerger. « La recherche est devenue la nouvelle interface du commerce »[7] écrit ainsi John Battelle dans son ouvrage analysant Comment les moteurs de recherche ont réinventé notre économie et notre culture. Le phénomène du bouche à oreille facilité par le gratuit sur Internet apparaît incontournable. Toujours est-il qu’il ne faut pas se méprendre. Si aujourd’hui, les jeunes Millenials, qui téléchargent ou streament des films massivement et gratuitement (légalement ou illégalement), disposent de beaucoup de temps mais de peu d’argent, dès que ceux-ci seront entrés dans la vie active, avec a priori plus d’argent que de temps cette fois-ci, ils seront alors potentiellement prêts à payer pour des services qu’ils valorisent, qui leur permettent une souplesse d’utilisation, une qualité optimale, un service à valeur ajoutée.

Vers ce qui ne peut être numérisé, enjeux de l’économie de la bouteille d’eau

À l’ère de l’abondance, les contenus numériques coulent à flot sur le net. Dès lors, la nouvelle valeur réside dans le temps présent, la mise à jour constante. Jacques Attali compare ce phénomène à la bouteille d’Evian face à l’eau courante : « bien que l’eau soit disponible à un coût marginal pour tous, elle continue d’être monétisée et commercialisée, sous la forme de bouteilles ayant chacune leurs caractéristiques »[8]. Les consommateurs recherchent alors à passer du temps avec leurs artistes, à accompagner leur vie artistique, à assister à des performances en direct, à vivre des expériences divertissantes uniques, personnalisées et non reproductibles en bits – et donc rares, à l’inverse de l’abondance du gratuit sur Internet. Par conséquent, l’implication des fans, du public ou des spectateurs dans l’univers de l’œuvre, rendant le processus créatif personnalisé pour chaque personne qui le souhaite est une des sources de valeur essentielle de l’économie de l’attention. Cependant, comme le souligne Alban Martin, cela « ne signifie pas que les créatifs doivent tenir compte des avis du public pour modifier leur inspiration, mais plutôt établir une vraie relation de proximité avec lui »[9].