La gestion des simulacres

Les succédanés de communication auxquels on commence à aboutir sont caractérisés par une mise en retrait du message. Ce qui s’y perd, s’y érode c’est sa richesse et sa diversité qui ne s’apprécient que par la mise en valeur de la « saveur lente » à laquelle il invite. Richesse et profit sont effacés au profit de la célérité de la diffusion, de l’immédiateté de l’accès. La priorité est donnée à la vitesse et à la volupté technicienne de la connexion, des enclenchements. C’est un jeu avec le support comme jadis de « tripoter » les boutons de la radio (ou de n’importe quel appareil) pour jouir de sa pure technicité, pas pour communiquer quoi que ce soit à qui que ce soit. La technique, en effet, est toujours prompte à accaparer le plaisir.

Volupté techniciste

Ainsi de cette écoute technicienne – musicologique cette fois – que l’on peut faire de l’interprétation d’une pièce musicale et qui finit par occulter l’émotion pure voire même parvenir à l’inhiber définitivement, irrémédiablement. On peut aboutir à la même chose à propos d’une Å“uvre plastique.
Souvenons-nous aussi de cette période de développement très technique que la Hi-Fi a connu dans les années 1960 à 1980 où l’on voyait du matériel coûteux et de très haute qualité reproduire des oeuvres par ailleurs lamentables, dépourvues de toute dimension émotive ou artistique, mais qui faisaient les délices des « Ã©couteurs » (on n’ose pas dire « auditeurs » et encore moins « mélomanes ») techniciens. Cette pure fascination technicienne n’a pas pour but premier — pour ce qui concerne les réseaux d’information électronique — d’acquérir une information, de trouver émotion, richesse mentale, spirituelle ou … saveur, non, elle se cantonne au plaisir de la performance de l’objet technique. Deux maîtres mots gèrent cet imaginaire : ambiance (technique) et efficacité (informatique).

Nouveau regard via le désir

La communication ne vaut jamais que si elle fondée sur le désir de son objet, désir du message, de son contenu ; parfois aussi, heureusement, désir des extrémités humaines du processus : l’émetteur et le récepteur humains. Si, par malheur, et c’est bien trop souvent ici le cas, elle n’est fondée que sur le désir de la pratique, alors la communication n’est que simulacre : elle n’est plus que jeu. Où l’on aperçoit déjà ce nouvel « art de vivre » art du jouer à faire « comme si », « semblant », « comme… » Ce peut être simple puérilité ou, pire, une authentique (et pathologique) gestion des simulacres c’est-à-dire une organisation de frustrations librement consenties, délibérément choisies comme étant plus confortables que le « pour de vrai », que le réel.
C’est ce réel que la machinerie informatique d’internet permet de ne pas affronter autrement qu’au travers d’un écran qui n’a jamais si bien porté son nom. Cette gestion des simulacres peut être très perverse car elle porte atteinte au temps : on constate chez l’internaute une incapacité croissante à arrêter la recherche, par fascination semble-t-il, mais surtout par incapacité à identifier l’objet de la quête avec l’objet trouvé. Ceci est extrêmement grave car c’est toute la dynamique du désir qui est ébranlée : l’incapacité à faire l’équation entre objet du désir et satisfaction détermine une inaptitude acquise (et non innée ou naturelle) à reconnaître le plaisir, le succès, la réussite, le bonheur ou plus prosaïquement le terme de l’entreprise. Un peu comme ces « chercheurs » qui mettent en Å“uvre des stratégies remarquablement astucieuses pour ne jamais conclure leur thèse, leurs travaux, car ils ne sauraient pas vivre sans cette contrainte qu’ils se sont donnée en guise de but.

Une nymphomanie acquise

On constate une sorte de nymphomanie acquise, d’insatisfaction permanente assez grave, chez des internautes indébranchables qui ne peuvent jamais s’estimer satisfaits de leur quête. Leur nombre croît plus vite que celui des ordinateurs connectés. Cet effet-là manipule le temps individuel qui, à terme, se retrouve totalement dévolu à l’activité de relation avec la machine, l’interlocuteur éventuel, à l’autre bout, n’est alors plus qu’un prétexte à télé-communiquer, à allumer l’ordinateur, à pianoter avec volupté sur le clavier : le rapport à la finalité de l’action est faussé1.

A ce stade, la notion de clôture, la reconnaissance du succès ou de l’échec de l’entreprise est rendue impossible. Ce comportement n’est pas très éloigné, en fait, de ce rapport, très adolescent, qu’on nous propose d’avoir à « l’aventure » (virtuelle) par le biais de voyages organisés ou scénarii sur CD-ROM pour ordinateurs de jeux. De la même manière voit-on arriver sur le marché pléthore de produits destinés à une sexualité virtuelle. Gestion des simulacres, là encore, où le plaisir n’est pas « déduit » des organes, des zones de peau ou de muqueuse qui le procurent, ou lui sont destinés, mais de l’idée du projet d’un acte dont on sait qu’il n’aura pas lieu – ce qui rassure dans un premier temps puis frustre dans un second, frustration mise à profit par le commerce pour ramener le consommateur devant son écran. Vrai et caricatural pour la sexualité. Tout aussi vrai mais infiniment plus pervers pour tout le reste, tout ce qu’on appelle le « volet culturel ».

… en lui, la viande se sait aussi esprit

L’enjeu primordial est là, car l’habitude se prend vite de manquer l’essentiel au profit du fugace, du volatil, par le recours à des instruments strictement matériels, à un medium qui ne demande qu’à se faire passer pour le message, comme ces « intercesseurs » ou grand-prêtres qui se prennent pour Dieu. (La vulnérabilité du sectant tient au fait que de ceci, toujours, il se contentera).
Qu’est-ce qui s’y perd ? L’humain y perd sa principale prérogative, cette capacité qu’il a et qui le distingue du reste de la création : sa conscience d’être au monde. Car en lui, c’est sans doute sa grandeur : la viande se sait aussi esprit.

Voilà ce qui s’y perd : la conscience d’être, par-delà les strictes et massives données de l’immédiat.

Technique et créativité

Le développement technique est parfois une régression de l’individu, de la personne, de la race humaine. L’écriture, l’art de copier, de représenter, la capacité de reproduction manuelle à l’identique exigent une maîtrise du corps, du cerveau, de l’esprit. Acquises peu à peu, ces compétences, transmises et perfectionnées avec les générations ont amené la race humaine à produire des êtres individuellement et globalement plus complets, plus performants.
C’est aussi ce qui les a conduits à développer des aides techniques pour suppléer à leurs imperfections, leurs limites : comme l’irrégularité dans la répétition, la lenteur du geste, la fatigue, l’oubli…
La technique a désormais atteint un stade où l’homme peut faire l’économie de toute forme d’habileté : il dictera tout sans avoir besoin d’écrire ou de dessiner. Ecrirait-il que ce serait sur un clavier, vite démodé, comme chacun l’a appris : dix doigts c’est neuf de trop pour la souris.
Enfin, et ce n’est pas le moindre danger. Que peut-on penser d’un « outil » qui se prétend de « communication » et qui évacue, voire même qui occulte trois des cinq sens : le toucher, l’odorat et le goût, sens tous trois réputés prépondérants lors des contacts interculturels ?
Remarque qui nous ramène à l’intérêt qu’il y a à toujours commencer par l’étude de l’objectif de la communication : le « pour quoi communiquer ? » et le « pour communiquer quoi ? ».

La pensée hypertexte

Un mode de pensée informatique se met ainsi en place par le biais d’une structuration « hypertexte » de la pensée. Celle-ci a vite fait de se prendre pour un réseau informatique où tout est interconnecté dans une équivalence qui gomme priorités et hiérarchies, ce qui se prête parfaitement à des dérapages, excès ou emballements qui auront vite d’insidieux effets sociaux et psychologiques.
En outre la manière de rechercher et d’organiser des éléments, comme pour un puzzle compte plus dans un tel dispositif mental que l’originalité de la construction, ce qui aboutit généralement à une perte de sens des faits (ou, plus concrètement, des documents) qui finissent par être simplement, juxtaposés, accolés les uns aux autres.
L’avantage est ainsi donné aux brillants bricoleurs de l’informatique qui connaissent parfaitement le fonctionnement en réseau d’Intemet et la fabrication de pages au format informatique requis. Ils développent une culture d’informaticiens ou, plus exactement, de techniciens de l’informatique.
On finit par identifier la mentalité informatique avec l’information – et pour mieux rendre manifeste le saut de génération on insiste sur le caractère novateur de cette « nouvelle donne » de l’information.
Pourtant, la démonstration que l’information, le savoir finalement, ne soit pas la même chose depuis la nuit des temps est encore à faire. Connaître un fait, le vérifier, consiste toujours en un même processus mental et intellectuel. La mise à disposition peut bien en être informatisée, l’effet de sens au sein du cerveau demeure quasi inchangé.
Mais c’est tellement gratifiant et lucratif de faire croire aux générations qu’elles ne peuvent pas communiquer entre elles. L’effet de « NEW », comme sur les paquets de lessive, aveugle chacun au profit de quelques grands prêtres de la masquarade technologique.
En effet, les contraintes du système sont tellement bien intégrées par ces « petits génies » qu’elles deviennent une manière naturelle de formuler et de présenter les contenus. Le passage de la conception de contenus à la réalisation informatisée obéit à un mode de fonctionnement mental lié à la culture informatique : il neutralise spontanément toute forme de nuance ou de subtilité d’autant plus difficile à coder qu’elles sont d’ordinaire plus devinées ou perçues qu’analysées explicitement dans le processus de communication entre les hommes.
On assiste à une multiplication quantitative des connexions de même niveau et à la déperdition des capacités d’affrontement critique et hiérarchique des structures ou des facultés d’intégration verticale des notions et des faits. Est-ce le concept, l’abstraction, qui meurent sous nos yeux indifférents ?

Gains et pertes …

La technique, conduit l’homme à avoir de moins en moins recours à ses propres mains. A force de ne plus savoir Å“uvrer avec son corps physique l’humain aura peu à peu tout délégué à des machines. D’où cette fascination dans nos fictions modernes pour les mondes de robots.
C’est vrai, certes, des machines (au sens strict) mais aussi des organismes et institutions (mécanismes humains impersonnels) qui se substituent à la personne individuelle dans nombre de ses tâches ou activités.
Par accrétion urbaine et désertification rurale nous sommes passés, aux XIX° et XX° siècle, du groupe de personnes à la grappe d’individus – semblable aux essaims d’hymènoptères.
Tout ou presque, pour chacun d’entre nous, provient ainsi d’une grappe spécialisée qui fournit les biens matériels, biens dont on ne peut plus se passer. De là ce que tout un chacun peut constater avec un minimum d’honnêteté : la perte de l’autonomie, perte de la mobilité autre que collective ( la grappe ou l’essaim, toujours), perte de la mobilité individuelle par emballement du collectif technologique, perte de l’habileté personnelle et diversifiée, perte de l’effort physique utile et dosé…
De là aussi cette sensation qu’il vaut mieux pour l’humanité ne pas tenter de se risquer à rivaliser avec son excellence, son habileté perdue. Fort curieusement, de manière parfaitement contradictoire, cette attitude est accompagnée par un recul très net de la modestie, de l’humilité. Ainsi l’humanité (technique donc auto-proclamée civilisée) s’est peu à peu interdit l’idée de ce qui pourrait la dépasser, l’idée de sa « transcendance », le seul dieu de l’homme moderne étant l’Homme, l’humanité ne souhaite plus y avoir accès. D’où le triste désenchantement qui marque de sa grisaille notre XXIème siècle commençant.
C’est que sans doute la « sapience » s’y est un peu perdue : cette saveur lente de la sapientia, du savoir voluptueux, de la lecture lente et savoureuse, perte du goût donc, mais pas seulement, perte de la méditation bien également. Tous ceux qui ont couru, tant couru qu’ils en ont passé toute leur vie à courir, se demanderont, au bout du compte, pourquoi ils ont bien pu courir, après quoi ou devant quoi. Ils se demanderont pour quoi ils ont tant donné et si peu reçu. L’efficacité en notre monde est un marché de dupes mais qui s’en soucie ou s’en émeut aujourd’hui : elle est bien évidemment devenue notre autre « nature ».