L’animation culturo-festive de l’espace urbain

Il est indéniable qu’à côté de l’embourgeoisement des quartiers populaires en Occident, les nouveaux habitants continuent à vivre dans l’illusion, savamment entretenue par les municipalités, de participer à une vie de quartier. Dans ce sens, le discours sur le quartier-village va de pair avec la création d’événements culturo-festifs censés représenter cette communion théâtralisée, cette convivialité recréée de toute pièce. Du quartier populaire, l’acteur principal de la gentrification – le néo-bourgeois se démarquant de la haute bourgeoisie et de ses codes – ont conservé (idéalisé) cette simplicité.

Le ministère de Jack Lang a marqué une rupture dans les politiques culturelles françaises. Le rôle dévolu à la culture à la sortie de la guerre, né d’une entente entre gaullistes et communistes dans le sillage du Conseil national de la Résistance, celui d’un « art élitaire pour tous », a été abandonné lors des années Lang au profit d’une politique de divertissement[33], alors que le terme de culture est intimement lié au concept d’éducation et d’élévation[34].

Après les lendemains qui chantent, des lendemains en chanson

Le culturo-festif est le fruit de la politique culturelle suivant le chemin de l’économique. Sous l’ère Malraux, le domaine culturel est encore marqué par la rareté (œuvres du passé et grandes œuvres du présent, définition étroite de la culture). Les Maisons de la culture ne peuvent ainsi proposer qu’une consommation individuelle de la culture. C’est d’ailleurs le but affiché : le choc esthétique, soit la relation d’un individu et d’une œuvre. Cette première phase de la politique culturelle se caractérise ainsi par un processus d’accumulation individuelle. Néanmoins, Malraux représente la culture bourgeoise traditionnelle, ce qui le dispose peu à entrevoir les nouveaux enjeux dévolus à la culture : s’il conçoit que la culture apporte le « supplément d’âme » nécessaire à la civilisation capitaliste, il n’entend pas qu’elle doive pour cela être massifiée. Son échec pour transformer ses Maisons de la culture en cathédrales modernes tient dans ce point.

Pour transformer les équipements culturels en ces nouveaux temps, l’accumulation doit être intensive et collective. Pour cela, l’action culturelle doit trouver un nouveau marché. La critique soixante-huitarde de la culture allait offrir l’occasion de toucher le plus grand nombre : il faut désormais lier culture et vie quotidienne dans une optique capitaliste. Ainsi à partir des années 1970, l’équipement culturel acquiert la fonction idéologique de « reproduction des rapports de domination politico-idéologique »[35]. Pour répondre à cette nouvelle fonction, les planificateurs urbains intègrent l’équipement socio-culturel au centre de leurs préoccupations afin d’encadrer le temps libre et de transmettre les valeurs et les représentations de la société ; l’intériorisation de celles-ci permettant de nourrir l’illusion d’une société sans classe (apparente) :

« Les échanges et les brassages que les équipements collectifs sont censés favoriser ne visent pas à mettre fin à la ségrégation sociale, mais à faire croire que cette fin est possible sans qu’il soit besoin de toucher aux mécanismes qui sont à l’origine de la ségrégation. »[36].

Néanmoins l’objectif n’a pas été tout à fait rempli, puisque les classes populaires ont continué à ignorer ses équipements. Après avoir fixé la culture en un espace central (Malraux et le culturo-élitiste), disséminé les équipements sur le territoire (l’animation socio-culturelle), il sera décidé de toucher la population de manière plus directe : dans la rue avec le culturo-festif. L’espace urbain sera investi pour faire de la ville une fête en l’honneur du libidinal.

On peut trouver l’origine de festivisme dès le 10 mai 1981, lors de la fête organisée pour l’élection à la présidence de François Mitterrand Le « peuple de gauche » se réunit pour célébrer ce que François Mitterrand a modestement qualifié de « troisième étape d’un long cheminement, après le Front populaire et la Libération »[37]. Il fallait trouver un endroit symbolique à Paris : ce sera la place de la Bastille. Le nouveau pouvoir en place cherche à s’inscrire dans la géographie politique de la ville[38]. Le choix de la Bastille n’est donc pas innocent. Il s’agit pour le nouveau pouvoir de se positionner, dans un sens téléologique de l’Histoire, dans la succession de la Révolution française. Mais ce fut la Bastille et non la Concorde, la prise d’une prison qui n’était plus, plutôt que le changement de système politique et économique[39]. D’ailleurs François Mitterrand ne tarde pas à dévoiler les objectifs de son septennat « C’est convaincre qui m’importe et non vaincre »[40]. Dès lors, le choix délibéré du rappel à la Révolution française apparaît comme une volonté de dépolitiser à la fois la victoire aux élections (union nationale) et la Révolution française elle-même (reprendre la Bastille). L’évocation intégratrice de la communauté par l’histoire va culminer avec la comédie des festivités du Bicentenaire de la Révolution française. Organisées par le publicitaire Jean-Paul Goude, les célébrations se gardent de tout rappel historique, le néo-bourgeois se définissant dans un éternel présent. Par la fête, l’intelligentsia socialiste a pris soin de dissoudre l’épaisseur historique et d’étendre ce temps indéfini et indéfinissable pour effacer les restes de la mémoire populaire, qui s’était construite sur une série d’événements historiques majeurs : la Révolution française, la Commune, le Front populaire, la Résistance. Les socialistes s’inscrivent dans l’histoire, afin de mieux la nier. Par le « pourrissement de l’Histoire », soit la négation du passé et l’impossibilité de l’avenir, il s’agit d’adapter et de préparer les consciences au libéralisme ; l’élite socialiste rejouant la découverte du Nouveau monde en lieu et place de l’histoire du potentiel révolutionnaire du peuple français[41].

La fête comme remède à la lutte des classes

Au cours des années 1970, la fête pouvait encore apparaître comme une activité non-aliénée et libératrice. La « fête de jadis » est censée rompre la monotonie, avec le culturo-festif la fête moderne exalte la monotonie du mouvement de l’axe temporel du présent, d’ « une spirale infinie d’une finalité sans fin »[42].

Le capitalisme a détruit au fur et à mesure les sociabilités et solidarités traditionnelles (famille, village, paroisse) nécessitant la création de nouveaux outils (crèches, asile, etc.) et la création de nouveaux loisirs. La sociabilité traditionnelle impliquait l’existence de valeurs humaines partagées, la common decency d’Orwell[43]. L’Etat accompagne ce mouvement du capitalisme pour recréer les conditions de la vie sociale en société capitaliste : il protège en partie les populations les plus pauvres et les plus faibles (l’Etat-Providence), mais en même temps il concourt à l’affaiblissement des moyens individuel et collectif de représentation de la sphère sociale par la généralisation et la colonisation de l’ensemble des activités (Etat « Big Brother » au double sens de policier et de « grand copain »).

Dans la sphère culturelle, c’est l’Etat « Big Brother » et les industries culturelles qui agissent de concert pour recréer du « lien social », lien factice car artificiellement établi. L’Etat vise ainsi principalement la conservation et la perpétuation des rapports sociaux, tout en limitant la conflictualité. Ainsi à côté de son action visant à promouvoir l’art de l’avant-garde pour quelques mondains (stratégie du prestige), il a mis en place une politique de démocratisation de la culture de la diversion (stratégie de la persuasion).

Les espaces de loisirs, devenus l’espace urbain dans son ensemble, marquent leur refus d’apparaître en lien avec les rapports de production. Il s’agit comme c’était le cas pour l’équipement culturel, mais à une échelle bien plus vaste, de faire naître l’illusion de la liberté et de l’affranchissement des rapports de production. La fête – de quartier, municipale, événementielle et désormais européenne – illustre l’idée d’un brassage de classe, or « les classes sociales se parlent à elles-mêmes, dans un dialecte qui est propre à chacune, et inaccessible à ceux qui n’en font pas partie. »[44] La fête, pas plus que l’espace culturel, n’est vécue de la même manière selon son origine sociale. Mais peu importe, puisque l’objectif est de faire croire, de masquer le réel. La conflictualité cherche à être désamorcée par la mise en avant du discours de la convivialité et de la citoyenneté. Si la sociabilité n’est en soi pas contestataire – elle en est une cause – la citoyenneté rejette, pour sa part, la contestation.

Ainsi si la fête est originellement transgressive, elle est dénaturée par les politiques urbaines et culturelles en lui imposant un but. La thématique du bonheur entrait ainsi dans le domaine de la politique politicienne : Jack Lang voulait un ministère du bonheur, Bertrand Delanoë entend par ses différents projets offrir des occasions de bonheur aux Parisiens. Néanmoins il ne s’agit pas de bonheur, mais de désir, ou pour le dire selon les termes de B. Delanoë, qui n’ont étrangement provoqué aucun quolibet, « de quelque chose de jouissif »[45]. Ainsi de la culture et de l’Art, il n’est plus promu et attendu une réflexion, une élévation, une prise de conscience durable mais une récréation passagère et une emprise inconsciente qui, elle cherche à être durable. Diversion et transmutation.

La fête devient un appareil idéologique étatique visant la régulation sociale, le ludique remplaçant le policier. La pseudo-transgression à laquelle la fête dans sa version contemporaine exhorte retranscrit le passage, initié post-soixante-huit, de l’Ordre moral à l’ordre sans la morale mais avec un pouvoir conservé et renouvelé[46].

Pour cette société du « jouissif récréatif », le calendrier liturgique sera rythmé par de nombreuses fêtes : fête de la musique[47], fête du livre, fête du cinéma auxquelles s’ajoutent les fêtes transgressives comme les techno-parades ou les festivals alternatifs. Le festival apparaît comme le nouveau chemin de foi : on se rend aux festivals comme autrefois on se rendait à Compostelle. Tous les chemins mènent à un festival.

Le rejet de la réalité atteint son paroxysme

« L’air de la ville rend libre au bout d’un an et d’un jour » voulait un adage médiéval. Or, force est de constater qu’il libère de moins en moins les classes populaires. Les politiques urbaines marquent la dépossession du droit à la ville[48] pour la classe populaire au profit de la néo-bourgeoisie. La ville est ainsi modelée selon les volontés et désirs de cette classe. Les classes populaires sont néanmoins invitées, en guise de consolation, à se joindre à des événements éminemment festifs (Paris-Plage ou Rome-Plage, réponse politique à la question sociale ?) pour revenir dans les villes contempler ce qu’ils ont perdu. D’autre part, le culturo-festif marque la dépossession au niveau individuel de l’entendement et de la capacité des classes populaires à se constituer en une classe agissante. La pensée est une activité dangereuse, il convient d’en détourner ceux qui risquent d’en user d’une manière jugée mauvaise par la classe dominante.

L’art pourrait jouer un rôle important dans la prise de conscience de la réalité. L’art est à même de traduire la « substantifique moelle » des choses, événements collectifs et singularité de l’individu. Il permet une réflexion sur soi, une introspection, une remise en cause individuelle morale condition sine qua non de toute remise en question de la société néo-libérale[49]. Il est en cela flagrant que parmi les dystopies (1984 de George Orwell ou Fahrenheit 451 de Ray Bradbury) le livre joue un rôle fondamental. D’ailleurs Marx n’a-t-il pas dit que le véritable Capital avait été écrit par Balzac.

Il n’y a pas à imposer un prétendu engagement des artistes en tant qu’artistes (pseudo-revendication), pas plus que l’artiste ne doit être placé dans une icône au dessus du reste de la population, ce serait tomber, pour paraphraser G. Orwell dans La ferme des animaux, dans un « Tous les hommes sont égaux, mais les artistes le sont plus que les autres ». Mais pour cela, il faut que l’artiste retrouve ses moyens symboliques de production que le capitalisme a pervertis par la société du Spectacle[50].

Le passage de l’individuel au collectif n’est pas chose aisée avec l’art. Néanmoins, la démocratisation annoncée n’a, non seulement, pas porté ses fruits, mais elle a également rendu flou le concept d’art et de culture. Dernier avatar de cette perte de repères : les proclamations du ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, voulant intégrer le jeu vidéo dans le patrimoine. Le rejet de la réalité atteint son paroxysme : le virtuel élevé au rang de réalité.