Pierre MAYOL

La consommation des Français et leur vie culturelle 1944-1955

A la mémoire de Jean-Claude Klein.

Ce texte est la version remaniée et complétée d’un article paru dans Paris 1944-1954, publié par Autrement, série Mémoires N°38, mai 1995. Jean-Claude Klein, à qui je rends hommage – l’un des deux pilotes de ce volume collectif -, est décédé peu après la sortie du numéro.

Dans cet article, j’observe d’abord les données macro-économiques et démographiques de la France au sortir de la seconde guerre mondiale, puis je m’intéresse au développement de la vie culturelle pendant les dix années suivantes, surtout sous ses aspects matériels (en particulier : « l’équipement des ménages »). J’ai pris la culture au sens large d’aspiration à des modes de vie « modernes », ce qui, après-guerre, tient en deux mots : confort et autonomie. Ou plutôt : confort POUR l’autonomie. Autrement dit, le concept à privilégier est celui d’autonomie, des familles par rapport à la Nation, des couples par rapport à la famille, des enfants et des jeunes par rapport aux parents – phénomène en cascade, en somme. C’est l’apparition de l’atomisation des individus contre le fonctionnalisme des clans, des familles et des groupes sociaux. Mais il s’agit aussi d’un individualisme consensuel, c’est-à-dire, d’une certaine manière, d’un individualisme collectif, dépendant d’une idée générale de l’individu – ce qui peut sembler contradictoire dans les termes. Disons que ce qui paraît clair à tout le monde, c’est que l’individu est la valeur suprême du moment, et que cette valeur est particulièrement exaltée par la vie et les produits culturels.

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Un tel titre peut sembler anachronique, quand on sait que la première enquête sur les pratiques culturelles des Français n’a été publiée qu’en 1974[1], vingt ans après la fin de notre période – et il y a déjà vingt ans ! A cette première difficulté, le temps, s’en ajoute une autre, la différence, qui rend périlleuses les comparaisons : jusqu’en 1950 au moins, les modes de vie étaient presque ceux de 1930 et, par là, plus proches de 1890 que de 1995. Nous ne disposions pas de ces passerelles entre les années que sont, par exemple – mais combien significatifs ! – la télévision, le poste à transistors, les variétés, le rock, les grands ensembles, les grandes surfaces, etc., qui ne s’épanouiront vraiment, au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui, qu’après notre période, entre 1955 et 1965, pour durer encore aujourd’hui sous des modalités diverses. Troisième difficulté, la principale, cette décennie tourmentée comprend deux blocs solidement opposés : jusqu’en 1949 on produit, à partir de 1950 on consomme. C’est le « passage d’une conduite de survie, à la recherche d’un épanouissement personnel » (Victor Scardigli). Redressement et Reconstruction sont les mots clés du premier lustre, confort ménager et consommation, fruits de la récompense, ceux du second.

A. Turbulences

La décennie a un démarrage difficile qui nuit à l’émancipation économique rapide des ménages : une quinzaine de présidents du Conseil, une vingtaine de gouvernements, des luttes entre les partis – qui choqueront tant le général de Gaulle -, des grèves redoutables (1947, 1953…), toutes ces turbulences témoignent d’hésitations politiques qui retardent le maigre enrichissement de ménages, alors fort démunis. En 1945, en effet, les destructions humaines et matérielles sont si considérables que « l’indice général de la production industrielle est, en 1945, à 38, pour 100 en 1938 et 29 en 1929. La France est ramenée d’un demi-siècle en arrière[2]. »

« Quelles sont les préoccupations immédiates des Français ? La majorité des Français s’attachent à survivre », note de Gaulle[3]. En tête des urgences, le ravitaillement : « jamais les Français n’ont mangé si peu de pain qu’après la Libération[4] », le charbon manque à l’industrie comme aux ménages – les restrictions dureront jusqu’en 1947 au moins. Tout cela n’est guère favorable à la consommation, en particulier culturelle, considérée comme un luxe, un « supplément d’âme », dont on s’occupera plus tard, quand il sera temps, quand on aura de quoi…

Le pays connaît aussi une forte vague d’inflation, et ce depuis 1936. De 20 à 24% pendant l’Occupation – pourtant sous économie dirigiste, avec blocage des salaires -, elle atteint 48% en 1945, 50% en 1946, 51% en 1947, 58% en 1948. Cette « forme raffinée de l’escroquerie[5] » absorbe les augmentations de salaire concédées par l’État. Selon la formule classique, « c’est la course entre l’omnibus des salaires et le rapide des prix » (Jacques Chapsal). Dès 1945, éclate le conflit doctrinal entre la rigueur anti inflationniste incarnée par Pierre Mendès France, et la souplesse représentée par un René Pleven, plus favorable à la consommation. Le premier Plan, plutôt mendésien, de Jean Monnet tranche en privilégiant « le charbon, la sidérurgie, les transports, l’énergie, le machinisme agricole, [qui] paraîtront sacrifier – et ils sacrifieront effectivement – la consommation » (Henri Amouroux; souligné par moi). Conséquence, les ménages ont du mal à s’installer et ignorent les prémices de la société de consommation qui commencent à briller dans les salons et les foires.

B. Production

Endoctrinés, ou responsabilisés, les Français se mettent au travail. Dès le 10 septembre 1944, Benoît Frachon, secrétaire confédéral de la C.G.T. et, en ce temps-là, homme fort du Parti, appelle à produire. Maurice Thorez renchérit à Waziers, le 21 juillet 1945 : « produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de la lutte de classes, du devoir des Français ». « La période de la reconstruction avait victorieusement relevé la production, la hissant dès 1949 à son niveau de 1929, rétabli les équilibres extérieurs en bonne partie grâce à l’aide américaine, tout en laissant à la traîne le pouvoir d’achat des salariés[6]. » Les ménages, qui ont sacrifié leur temps libre aux heures supplémentaires, bien rémunérées[7], perçoivent les dividendes de leurs efforts à partir de 1949, quand l’onde de choc de la croissance se répercute enfin sur le pouvoir d’achat et le niveau de vie, qui ont fini par s’épanouir au plus près de la production.

Le décollage s’esquisse en 1949, mais c’est seulement en 1953 que le fameux 5% par an[8] se confirme vraiment et devient la règle jusqu’au début des années 70, bénéficiant surtout aux couches moyennes, en accroissant ainsi les inégalités avec les classes sociales les plus pauvres. Toutefois, et en résumé, on peut dire que, jusqu’en 1949, les Français se sont d’abord intéressés au sort de LA France ; et qu’après 1949, ils commencent à s’intéresser à eux-mêmes.

C. « Notre premier devoir, le plus urgent, va être de repeupler la France »[9]

Dans le désarroi de l’après-guerre, un comportement, salué par tous les observateurs, étonne par sa précocité, le redressement démographique. Rétrospectivement, on dirait que les ménages ont obéi au général de Gaulle demandant en mars 1945 « d’appeler à la vie les douze millions de beaux bébés qu’il faut à la France en dix ans ». Pourtant, les spécialistes avaient le pronostic sombre. Jean Fourastié, chantre du Progrès, prévoyait en 1945 une catastrophe démographique pour 1960 : « le prolongement à peu près sûr, à peu près fatal des conditions démographiques actuelles indique qu’en 1960, dans quinze ans (nous sommes à peu près sûrs du chiffre, à moins d’un redressement spectaculaire…), nous ne serons plus que 40 millions[10]. » Il s’est trompé, le redressement a bien eu lieu, même s’il n’a pas été à la hauteur des souhaits du Général : 46 millions de Français en 1960, grâce en partie à une natalité généreuse de 840 000 naissances en 1946, 867 000 naissances chacune des trois années suivantes, et, avec des hauts et des bas, une moyenne de 840 000 naissances par an jusqu’au début des années 70. « La France s’est déridée en pouponnant » (Jean-Pierre Rioux). Jamais depuis 1901 il n’y avait eu autant de naissances, et « plus jamais depuis 1950, les naissances ne l’emporteront aussi largement (+322 900) sur les morts » (Henri Amouroux).

Le souci familialiste (enfants, d’où confort nécessaire…) des ménages entraîne leur matérialisme. Vouloir des enfants après une telle guerre n’étant pas seulement remplacer les morts mais fonder la vie sur les valeurs, l’une ancienne, traditionnelle et attendue, de sécurité, l’autre nouvelle, frondeuse et gourmande, de satisfaction : « après l’étalage de l’impuissance et les éclats de la chute, voici la face heureuse de ces années, quand la fécondité et l’ambition s’enhardissent avec les gains de productivité et la multiplication des biens » (Jean-Pierre Rioux; souligné par moi). Du point de vue économique, on assiste au passage de relais entre des siècles de thésaurisation précautionneuse, et l’époque, toute moderne et juvénile, de la dépense hédoniste. Cela s’opère en particulier par la transformation des rapports au fiduciaire, matériellement traduite par la substitution, encore timide mais insistante, du bas de laine ou de l’enveloppe d’argent liquide (la paye hebdomadaire ou mensuelle), par le compte-chèques – anticipant la carte de crédit, dont le Français est gros utilisateur. Quant à la famille, de cellule sociale traditionnelle, voire coutumière, elle se métamorphose en groupe piloté par le choix libre des conjoints, « adonnés de plus en plus à la recherche du bonheur » (Jean Stoetzel). On se marie beaucoup, les couples sont jeunes et ont des enfants rapidement : l’indice de fécondité est de 2,94 enfants (1,65 en 1994), et les trois quarts des enfants issus des mariages célébrés autour de 1950 naissent dans des familles qui comprendront au moins trois enfants[11] (moins de 20% aujourd’hui). Indice de frivolité, ou d’émancipation, une enquête de 1951 dans le département de la Seine (qui, à l’époque, comprend Paris et ses actuels départements limitrophes) montre, déjà, qu’un quart des bébés (23%) sont le fruit de conceptions prénuptiales (on ne parle pas encore des naissances hors mariage, dont le taux est alors inférieur à 5% des naissances)…

D. Confort : Plus d’espace pour moins de monde.

Ne manquent ni l’ardeur au travail ni les ressources, modestes mais constantes (c’est le plein emploi), mais la place. Les logements sont petits et inconfortables. Le logement des classes pauvres et moyennes est alors le problème numéro un. Depuis la fin de la première guerre mondiale, la France a pris un retard considérable par rapport à ses voisins européens. On peut dire, presque, qu’en terme de logement, rien n’a bougé depuis les années 20. Neuf logements sur dix n’ont pas de sanitaires (baignoire, douche), deux sur cinq n’ont pas les W-C. intérieurs, un sur trois n’a pas l’eau courante. Une enquête de 1952 sur le logement des jeunes ménages dans le département de la Seine d’alors révèle qu’à cette date un quart (24%) habitent avec leurs parents, dans une exiguïté telle que les trois-quarts d’entre eux (18% du total) ne disposent pas d’intimité (en clair, ils dorment dans la même pièce que les parents, ou sur le canapé du salon déplié chaque soir…). En outre, un sur vingt (4%) vivent dans un hôtel et un sur sept (14%) dans une seule pièce sans cuisine. Au total, 42% des jeunes ménages ne sont pas logés correctement, proportion qui monte à plus de 50% chez les jeunes ouvriers. De plus, 56% trouvent insuffisantes (26%) ou très insuffisantes (30%) leurs conditions de logement[12]. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’exigence de confort à domicile soit si prégnante, et se traduise, dès que possible, par un appétit vigoureux de consommation, ce qui, à l’époque, ne signifie rien d’autre que : le minimum de confort. C’est que la consommation renforce l’autonomie de la famille dans la société, et, par emboîtement hiérarchique, l’autonomie de l’individu dans la famille. Car ce qu’elle proclame le plus fort, c’est cette formule toute simple, chargée de rêves et d’espaces, mumurée par tous, de l’adolescent aux grands-parents : « avoir un coin à soi, chacun chez soi ».

Plus d’espace, plus confortable, pour moins de monde, tel est le fil rouge de la démographie dans ses rapports anthropologiques avec l’habitat. La diminution du nombre moyen de personnes par pièce au fur et à mesure des recensements (de 1,4 vers 1950 à 0,68 au recensement de 1990), et, corrélativement, l’augmentation du nombre moyen de pièces par logement (de 2,5 à 3,8), et de la surface de ces pièces, sont le témoignage précieux de cette lente mais irrépressible conquête d’espace domestique, propice à l’expression personnelle des enfants comme des parents. En 1950, la famille conjugale a définitivement supplanté la famille parentale. Le couple est le grand vainqueur de ce combat pour l’émancipation amoureuse, qui aurait commencé à germer pendant le Romantisme allemand, à la fin du XVIIIème siècle – en témoignerait la pression démographique des conceptions prénuptiales et la baisse de l’endogamie, manières pour les amants d’imposer leur choix aux calculs des clans[13]. L’heureuse conjonction en 1950 de la reprise, et de l’autonomie des couples (« chacun chez soi ») va permettre à la Société de Consommation – parée de majuscules, manne pour les petits et les sans-grades, répulsion pour les nantis – de proposer ses services au plus grand nombre en taillant, sur mesure pour chacun, un confort à petits prix aux objets variés, et variables. Au tableau d’honneur de quelques croissances, pour 100 en 1949, l’électroménager est à 500 en 1957, l’automobile à 385, les voyages aériens à 280, les investissements pour le logement à 245, les communications téléphoniques de 200. Au total, et pendant la même période, le PNB augmente de 49%, tandis que la population totale n’augmente que de 5%, et le nombre de logements, construits en nombre notoirement insuffisant, de 7%[14].

E. Formica, bricolage, et compagnie

Les ménages investissent d’abord dans le mobilier blanc, le sanitaire et la cuisine, dont les éléments sont joliment regroupés sous le vocable d’Arts ménagers[15]
. Le Formica en reste le symbole le plus populaire. Nom déposé d’un « plastique phénolique comprimé » inventé en 1950, on l’emploie pour des panneaux isolants et des meubles, surtout ceux du sanitaire et de la cuisine. Habillés de couleurs vives, ces tables, tabourets, chaises, plans de travail, etc., résistent aux dégâts enfantins, à la chaleur, à l’eau bouillante, aux acides et détergents domestiques, et sont d’un entretien facile[16]. Dans la perspective au long cours, mais déjà enclenchée en 1950, d’un désengagement des tâches ménagères au profit d’un temps libéré pour d’autres activités (loisirs, emploi…), ce genre de détail est décisif pour le choix des objets du confort domestique.

Au Formica s’ajoutent les installations alors exceptionnelles, traditionnelles depuis, comme éviers blancs (à la place des vieux éviers en pierre ou en métal), douches, baignoires, chasses d’eau. Obligeant à faire de nécessité vertu pour raisons d’économie (le matériel coûte cher), ces nouveaux appareils de confort développent le talent des bricoleurs. Pierre Belleville[17] a bien montré que l’aménagement de l’espace domestique pour améliorer la vie quotidienne, accueillir la famille et les amis, ou agrandir l’habitat, développe des activités d’une authentique valeur culturelle et sociale – ou : culturelle parce que sociale.

F. Radio, télévision

Seconde vague d’investissement, le mobilier acajou – plus tard mobilier noir[18]. Il s’agit de la radio et, un tout petit peu, de la télévision, qui sont encore de beaux meubles en bois ouvragé. « Les années 50 sont l’âge d’or de la radio » (René Rémond) : 5 345 941 récepteurs radios déclarés en 1945, 6 889 522 en 1950, 9 266 464 en 1955 (pour 14 millions de ménages environ), un doublement en dix ans[19]. La Radiodiffusion française (R.D.F.) compte trois chaînes métropolitaines, Chaîne nationale, Chaîne parisienne et Paris-Inter (ancêtre de France-Inter), et neuf Régions radiophoniques de 1945 à 1962[20]. Des émissions expérimentales en modulation de fréquence à partir de mai 1946 sont officialisées en mars 1954 mais, trop confidentielles, elles ont peu d’impact sur les auditeurs.

Monopole d’État, « la surveillance des ondes est étroite [ . . . ] , la censure est tatillonne, voire ridicule[21] ». En octobre 1948, le secrétaire d’État à l’Information, un certain François Mitterrand, « fait parvenir à tous les producteurs une circulaire par laquelle il interdit l’utilisation des émission artistiques et littéraires de la Radiodiffusion française à des fins politiques ». La R.D.F. devient la R.T.F. (Radiodiffusion-télévision française) par décret du 9 février 1949, et contrôle par la SOFIRAD (Société financière de radiodiffusion) les postes périphériques, comme Radio-Luxembourg, qui renaît en novembre 1945, Radio Andorre, Radio Monte-Carlo, ou Europe N°1 qui naît en 1955.

Les auditeurs préfèrent les émissions de détente comme Travaillez en musique, On chante dans mon quartier, par Saint-Granier, avec son célèbre indicatif « Ploum ploum tra la la ». Ou Pêle-mêle de Jean-Jacques Vital, et ses deux vedettes, M. Champagne, et le chanteur comique Bourvil ; Le Grenier de Montmartre, rendez-vous des chansonniers le dimanche à midi ; Les Branquignols, Faites chauffer la colle, avec Robert Dhéry, Pierre Dac, Jean Carmet, Louis de Funès, Aimée Mortimer, etc. Sur Radio-Luxembourg, c’est le succès du feuilleton inusable de Jean-Jacques Vital La famille Duraton (commencé en 1936, il durera jusqu’en 1961), du Crochet radiophonique, de Ça va bouillir, ou bien de jeux dont le plus célèbre reste Quitte ou double de Zappy Max, dont le sociologue Georges Friedmann remarque qu’il exalte la culture générale et contribue à l’instruction des auditeurs.

La télévision en est à un stade rudimentaire. Il vaut la peine d’énumérer la progression : 297 postes (déclarés) de télévision en France le premier janvier 1950, 3 794 en 1951, 10 558 en 1952, 24 209 en 1953, 59 971 en 1954, 125 088 en 1955, 260 508 le premier janvier 1956. Au terme de notre période, seulement 2% des ménages ont la télévision, soit un sur cinquante[22]. Deux dates conservent une forte saveur symbolique : le 25 mai 1949, deux speakerines sont recrutées sur concours, Jacqueline Joubert et Arlette Accart ; et le 29 juin, Pierre Sabbagh présente le premier journal télévisé : il dure 15 minutes, à 21 heures, cinq jours par semaine. En janvier 1950, une seconde édition est créée entre 12 h 45 et 13 heures[23]. Le sacre de la reine d’Angleterre, retransmis en direct dans cinq pays le 2 juin 1953, accélère la vente des postes de télévision. Mais la télévision de 1950 ne supplante pas encore le poste (de radio) du salon. D’abord, elle ne diffuse que 25 heures d’émission par semaine (en 1951), ensuite elle coûte cher. Regarder la télévision se pratique surtout dans les cafés, les « télé-clubs », ou bien chez d’heureux – et accueillants – voisins. Les Tours de France font un tabac dans l’été des bistros, mais aussi les premiers feuilletons comme L’Agence Nostradamus de Claude Barma, ou bien des soirées de variétés comme Music-hall parade de Gilles Margaritis. Dès 1952, la télévision a ses « émissions fétiches » (René Rémond) comme 36 Chandelles, de Jean Nohain, La joie de vivre d’Henri Spade ou La piste aux étoiles, de Gilles Margaritis.

G. Le cinéma

Nous ne ferons qu’évoquer l’industrie du cinéma. Toutefois, bien que René Rémond note qu’il est le « premier spectacle de France », la chute de la maison cinéma est déjà programmée. De 200 millions (en 1930) à 231 millions (en 1936) d’entrées par an dans les salles obscures à la veille de la guerre, la fréquentation atteint, certes, 424 millions en 1947, soit un indice de fréquentation supérieur à 10 séances par habitant et par an – record jamais dépassé. De plus, après un creux à 360 millions en 1952, la fréquentation touche un nouveau sommet en 1957 avec 411 millions d’entrées. Mais c’est vite le déclin inexorable (dix ans après, en 1967, on ne compte déjà plus que 211 millions, puis 167 millions en 1977, etc.[24]). Cette prémonition de la baisse de la fréquentation est si forte que déjà l’Almanach Hachette de 1953 s’inquiète :

De moins en moins de spectateurs. Les salles obscures ont vu diminuer leur clientèle. En moyenne, chaque Français qui allait dix fois par an au cinéma en 1948 n’y va plus que neuf fois maintenant. Pourquoi ? Le prix des places a augmenté, sans doute. Mais n’est-ce pas surtout parce que le grand public se refuse de plus en plus à aller voir des films médiocres.

Et l’article d’énumérer : 399 millions d’entrées en 1948, 387 millions en 1949, 380 millions en 1950, 370 millions en 1951.

La grande découverte, c’est le cinéma américain. Depuis 1940, aucun film américain n’avait pénétré en France. Fin 44, une ordonnance avait interdit toute entrée de films étrangers, à l’exception d’une quarantaine de bobines réservées aux soldats américains, mais le public français s’y précipita. Un habitant sur deux à Paris, un sur quatre en province, a vu au moins un film américain début 1945. Les accords d’entraide financière, dits Blum-Byrnes, du 28 mai 1946, comportent une annexe encourageant les films américains, ce qui émeut le milieu artistique français, mais n’empêche pas le cinéma américain d’exercer un attrait considérable sur le grand public[25].

Les succès sont, d’ailleurs, autant français qu’américains. Et il vaut la peine de rappeler quelques titres, comme Cendrillon (1950) et Alice aux pays des merveilles (1951) de Walt Disney, des westerns comme La flèche brisée (1950) de Delmer Daves, Le train sifflera trois fois (au titre original superbe : High Noon) de Fred Zimmerman (1952), qui consacre le couple Gary Cooper et Grace Kelly, L’homme des vallées perdues (1952) de George Stevens, avec un Alan Ladd romantique et justicier, Rio Bravo (1959), de Howard Hawks. Des films d’aventures comme Fanfan la Tulipe (1952) de Christian-Jaque (un rôle exprès pour Gérard Philippe), Ivanhoé (1952) de Richard Thorpe, 20 000 lieues sous les mers (1955) de Richard Fleischer, Le monde du silence (1956) de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle. Pendant la même époque, certains films, et non des moindres, prennent la jeunesse comme thème principal, Les enfants terribles (1950) de Jean-Pierre Melville assisté, si on peut dire, de Jean Cocteau. Encore s’agit-il là d’une sorte de romance subtile, qui n’a pas grand-chose à voir avec des films américains comme L’équipée sauvage (1954), de Lazlo Benedeck, avec Marlon Brando dans une bande de blousons noirs à moto terrorisant une petite ville, Graine de violence (1955) de Richard Brooks, film qui associe (déjà !) la délinquance juvénile au rock’n'roll – qui fait ici sa première apparition en bande-son au cinéma avec le succès de Bill Haley Rock around the clock. La mort accidentelle de James Dean le 30 septembre 1955 explique peut-être le succès en France du film de Nicholas Ray, La fureur de vivre (mars 1956), traduction très « existentialiste » d’un titre américain sociologiquement plus défaitiste : Rebel without a Cause.

H. Lire : la presse, les livres

« En France, plus qu’en tout autre pays, l’écrit est auréolé de prestige. La lecture est au sommet de la hiérarchie des pratiques culturelles[26] ». La censure de l’Occupation a jugulé ce désir. Dès les premiers jours de la Libération, et au fur et à mesure de l’avancée des Alliés, la presse tant nationale (c’est-à-dire parisienne) que régionale explose littéralement après quatre ans de silence. A Paris, elle précède même de quelques jours la descente par le Général de Gaulle des Champs-Elysées (samedi 26 août 1944). Pour parler franchement, ce sont des feuilles de chou de quatre pages imprimées à la diable. La censure, déboulonnée, ne peut plus sévir dans les imprimeries clandestines qui s’organisent pour faire renaître une presse digne de ce nom. Il s’agit, dans un premier temps, d’une presse « très politisée[27] », et même extrémiste. Par exemple la presse communiste, qui représentait 5% des exemplaires publiés chaque jour avant la guerre, atteint 27% dès la Libération, au détriment de la presse radicale-socialiste (qui chute de 14 à 2%) et de la presse d’information générale (de 42 à 15%).

En avril 1947, la presse communiste tient le haut du pavé à Paris : 450 000 exemplaires pour l’Humanité le matin, devant Le Figaro (399 000 exemplaires), Franc-Tireur, Le Parisien Libéré, l’Aurore, Libération, Combat, L’Ordre, etc.; et 448 000 exemplaires le soir pour Ce soir, après France-Soir (578 000 exemplaires) et Paris-Presse, et devant L’Intransigeant, Le Monde (174 000 exemplaires) et La Croix (161 500 exemplaires). Toutefois, le destin de Ce soir symbolise le déclin idéologique qui suit l’après-guerre et, peut-être, la lassitude devant les grèves à répétition : le quotidien communiste du soir ne vend plus que 215 000 exemplaires en janvier 1950, et 120 000 début 1953, année où il cesse de paraître en mars. C’est au début de notre période que naissent ou renaissent trois grands quotidiens qui ont toujours pignon sur rue : Le Figaro, créé par des chansonniers du XIXème siècle en 1826, suspendu en 1942, reparaît le 23 août 1944 en pleine libération de Paris; le premier numéro de France-Soir, fondé par Pierre Lazareff, paraît le 8 novembre 1944. Enfin Le Monde, fondé par Hubert Beuve-Méry, dont le premier numéro, paru la veille, est daté du 19 décembre 1944.

Des magazines éclosent alors, toujours célèbres : Marie-France en novembre 1944, concurrent de Marie-Claire (de 1937), Elle en novembre 1945, Le Canard enchaîné (1916) réédité sous sa forme actuelle en 1946, Match (de 1928) reparaît en mars 1949 sous le titre Paris-Match, L’Observateur en avril 1950, L’Express en mai 1953, supplément du journal économique Les Échos, qui a la bonne idée de publier dans son premier numéro un entretien avec Pierre Mendès France, bientôt Président du Conseil.

Pour les jeunes aussi la période est féconde : « entre le 1er mai 1946 et décembre 1949, trente-trois journaux [pour la jeunesse] sortent, dont Fillette, Bernadette, La Semaine de Suzette, Coeurs vaillants, Lisette, Pierrot, Bayard et Âmes vaillantes[28] ». La transformation du journal communiste le Jeune patriote en Vaillant en juillet 1946 provoque la colère des « cathos » qui réclament la reparution de Coeurs vaillants. Tintin (1946 en Belgique, 1948 en France) concurrent de Spirou (né en 1936, hebdo en 1946), est néanmoins son allié contre le Journal de Mickey (né en 1934) dont l’influence marchande croît à proportion de la présence américaine en Europe. Les lois et décrets du 16 juillet 1949 sur la presse enfantine allait juguler cette efflorescence sauvage dont beaucoup jugeait qu’elle risquait de menacer la morale enfantine et juvénile.

La publication des livres aussi reprend. L’événement majeur reste l’invention du livre de poche en 1953. « La France, qui aime les livres, était en retard[29] » sur ce point par rapport à ses voisins britanniques et ses « amis » américains. Pourtant, elle avait des précédents et, pour rester dans notre période, par exemple la collection « Que sais-je ? », créée par Paul Angoulvent en 1941. Il fallait du neuf. C’est Henri Filipacchi, « aventurier du siècle nouveau[30] », créateur de la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard, qui crée le Livre de poche, dont les trois premiers titres, Koenigsmark de Pierre Benoît (un best-seller des années 20), Les clés du royaume d’A.-J. Cronin et Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry, paraissent en librairie le 9 février 1953. Il seront bientôt suivis par des titres de Colette, Malraux, Céline, Steinbeck, etc. Les livres, vendus 150 F de l’époque (environ 20 F d’aujourd’hui), rencontrent un succès immédiat : les tirages de 60 000 exemplaires sont rapidement épuisés, et de quatre titres mensuels, le Livre de poche passe bientôt à huit (puis à douze en 1962). Une telle production sur tant d’années n’est possible que parce que Filipacchi réunit sous un même sigle les éditeurs Plon, Gallimard, Albin Michel, Laffont, Calmann-Lévy, Julliard, Denoël, Fasquelle et Grasset, puis, plus tard, Stock et Fayard, disposant ainsi d’une richese littéraire et intellectuelle, française et étrangère, inouïe et cédée à bas prix.

I. L’automobile

Les Français se convertissent à la « civilisation roulante » (Jean-Pierre Rioux). En 1939, le parc automobile est de 2,4 millions de véhicules, dont 1,9 million de voitures particulières. En 1945, il ne comprend plus que 910 000 de véhicules, dont 680 000 voitures particulières. La production reprend. Le parc des véhicules à moteur (toutes catégories) passe de 910 000 en 1945 à 4,3 millions en 1955, dont les voitures particulières, de 680 000 à 2,8 millions (soit 21% des ménages).

Cette montée en puissance de l’automobile résulte de l’ingéniosité d’industriels français qui, depuis plusieurs années, cherchent à fabriquer des TPV, des toutes petites voitures. Pierre Lefaucheux, PDG de Renault, met au point la 4 CV, clou du Salon de 1946. Il déclare : « il faut que disparaisse cette notion vraiment périmée de l’automobile objet de luxe restant l’apanage des privilégiés de la fortune. L’exemple de l’Amérique est là pour nous montrer que l’automobile doit se démocratiser. Il faut des automobiles pour faire de notre pays, et pour le plus grand nombre possible de ses habitants, une terre où il fasse à nouveau bon vivre ». La 100 000ème 4 CV est livrée en janvier 1950, la 500 000ème en avril 1954, chiffre jamais atteint par une voiture de série en France (produite jusqu’en juillet 1961, la dernière porte le numéro 1 105 500[31]).

Le 7 octobre 1948, « sous le regard stupéfait d’un parterre d’officiels et du Président Vincent Auriol, la 2 CV Citroën est présentée au public du Salon[32] ». Pierre-Jules Boulanger, son concepteur voulait, dès 1936, « une chaise longue sous un parapluie (dans laquelle) une fermière puisse traverser un champ sans casser un seul oeuf de son panier ». Cette boîte de conserve – disent aimablement des journalistes américains d’alors – de 495 kg mesurant 3,78 m avec une cylindrée ridicule de 375 cm³, au prix imbattable de 185 000 F d’alors (environ 25 000 F d’aujourd’hui), séduisit les campagnes, le clergé, les étudiants (fabriquée jusqu’en juillet 1991; 5 millions d’exemplaires). « Phénomène de société et phénomène industriel, la 2 CV allait rejoindre, au Panthéon de l’automobile et de l’industrie, les mythiques Ford T, Traction Avant et autres Coccinelles Volkswagen, mais aussi la machine à coudre Singer, le Frigidaire, et le Vélosolex » – lequel fut présenté au Salon du Cycle pour la première fois également en 1948.

L’industrie automobile est très active. La décennie connaît la naissance de la belle 203 Peugeot (1947) suivie de la 403 (1955), de la Frégate Renault (1951), grosse berline concurrente malchanceuse des belles américaines, les Dyna Panhard à partir de 1945. Le dernier Salon de notre période, en 1955, est le plus symbolique de tous et ouvre une ère nouvelle. Le 6 octobre, les visiteurs ébahis découvrent la révolutionnaire DS 19 de Citroën. Avec sa silhouette de batracien accroupi, son toît en plastique, son volant à un seul rayon, la DS ne ressemble à aucune autre voiture. Elle symbolise l’ère nouvelle des voitures sûres et économes, dont l’esthétique se soumet humblement au coefficient de pénétration dans l’air. Le contraste avec d’autres logiques automobiles, massives et dispendieuses, est d’autant plus saisissant qu’au même Salon les visiteurs peuvent contempler les géantes américaines, la Lincoln Mark III et, surtout, la Cadillac Eldorado (2,5 tonnes et 5,5 mètres de long), qui allait être, peinte en rose, l’une des premières voitures du futur jeune dieu Elvis Presley, grand amateur de la marque (il en achètera cent au cours de sa fulgurante carrière). Mais le Français moyen, quoique jaloux et envieux, se méfiera toujours des « grosses américaines » croqueuses de diamants, et leur préférera les petites cylindrées, adaptées aux chemins de campagne, ou les limousines familiales, puritaines, confortables et économes.

Conclusion

1945 – 1955 : la période s’ouvre avec Les Temps modernes de Sartre, et les funérailles nationales de Paul Valéry, en juillet 1945, et se clôt avec L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute, Le voyeur d’Alain Robbe-Grillet, Le marteau sans maître de Pierre Boulez, Métastasis de Iannis Xenakis et les funérailles nationales de Paul Claudel en février 1955 à Notre-Dame de Paris (« J’aurais été bouleversé s’il avait fait moins froid », persifle Mauriac dans son Bloc-Notes). En mourant en 1955, Arthur Honegger ne passe-t-il pas le flambeau au jeune Boulez ? Et Pierre Teilhard de Chardin, qui meurt lui aussi en 1955 à New-York, le jour de Pâques, ne laisse-t-il pas place aux structuralistes ? De Valéry à Robbe-Grillet, de Sartre à Sarraute, de Teilhard à Lévi-Strauss et Barthes, que de titres réels, ou possibles… On pourrait dire, tout autant : de la Bibliothèque de la Pléiade au Livre de poche, de la 4 CV à la DS 19, de Cendrillon à la Nouvelle vague, du jazz au rock, ou encore du 78 tours au microsillon.

Dans un avenir proche, les grands ensembles vont déferler, avec les grandes surfaces, les loisirs de masse, et, par-dessus tout, la télévision, qui va profiter de la prochaine décennie pour multiplier sa présence par vingt-cinq (de 260 000 postes fin 1955 à 6,5 millions début 1966, où elle est présente dans plus de 40% des ménages). Alors, 1945-1955 ? C’est l’époque des grands changements, où le Français moyen achève de déchausser les sabots de 1930 hérités de 1890 en les rangeant dans les recoins des souvenirs futurs, et enfourche sa Mobylette toute neuve (au « y » étymologiquement incongru, comme une croix sur le passé) pour des petits matins dont on lui a dit qu’on y chanterait à jamais…

Pierre MAYOL (mars 1996)
Département des études et de la prospective, Ministère de la Culture.