Violaine RIPOLL

Les motivations de la Ligue du Nord pour se séparer du sud de l’Italie, le refus des électeurs du Brandebourg de voir leur région se rattacher à la région de Berlin, l’impossibilité pour le nouveau gouvernement espagnol de gouverner sans l’appui des Catalans, sont autant d’exemples politiques récents de la portée du fait régional. Il devient pertinent alors de comprendre les racines de cet attachement, de ce sentiment d’appartenance et d’interconnaissance d’un peuple fondant sa spécificité par rapport aux autres sur des traits culturels et comportementaux, facteurs donnant naissance aux identités régionales. Aux héritages historiques correspondent des réalités contemporaines, et ce dans toute l’Europe. Néanmoins, des changements politiques et sociaux et de nouvelles idéologies peuvent se greffer sur des héritages du passé pour laisser la voie à des préjugés et à des constructions artificielles dépréciant le sens et la valeur des identités régionales.

Les identités régionales ne s’affirment pas avec uniformité dans l’espace et dans le temps. L’intérêt appuyé ou limité des scientifiques traduit bien cette fluctuation de l’identification. La culture quotidienne étudiée par les anthropologues et les sociologues, et les représentations étudiées par les géographes, s’attachent à montrer la vigueur de l’attachement à certaines valeurs et pratiques, liées de près ou de loin à un mode de vie, un « pattern de vie », incluant « les façons de penser et d’agir au sein de la famille, aussi bien le vécu du travail ou les formes de participation à la vie de la société » (Scardigli [1] ). L’héritage historique, l’environ­nement idéologique et les modifications d’organisation de la vie politique sont autant d’ancrages identitaires auxquels les différentes nations ou Etats eurpéens font référence pour définir leur propre identité.

Cependant, le contexte politique remet à la mode les phénomènes identitaires, régionaux ou non. Cette construction identitaire souffre d’un paradoxe qui remet en question sa légitimité. La mobilité des individus, la mondialisation des échanges, la connaissance élargie du monde environnant rendent dérisoire l’espace de vie et d’attachement. Et pourtant, les idéologies régionalistes connaissent un essor presque démocratique. Le déclin politique des Etats-nations va dans le sens de cette défense des diversités régionales contre l’homogén­éisation des us et des coutumes.[2]

Quel est alors le sens des valeurs défendues? D’aucuns les analysent sous un angle historique : l’héritage des civilisations passées justifie la perpétuation des schèmes de pratiques et de pensées – nous pensons à l’étude sur la Méditerranée de Fernand Braudel.[3] Cette théorie a justifié la présentation des courants historiques marquant encore le patrimoine culturel des Etats-nations de l’Europe occidentale. D’autres en recherchent plutôt les fondements idéologiques et dénoncent une reconstruction de l’identité passée par l’utilisation de stéréotypes construits que l’on réutilise et qui fondent les points de départ des représentations. C’est le cas de Bourdieu qui a examiné le processus identitaire pour en démonter les mécanismes.[4]

La recherche des critères objectifs de l’identité « régionale » ou « ethnique » ne doit pas faire oublier que, dans la pratique sociale, ces critères (langue, dialecte, accent…) sont aussi l’objet de :

- représentations mentales: actes de perceptions et d’appréciation, de connaissance et de reconnaissance dans lesquels les individus interagis­sent les uns envers les autres, en faisant valoir leurs intérêts et leurs idéologies,

- représentations objectales, dans des objets (emblèmes, drapeaux…) ou des stratégies de manipulation afin de modifier les représentations mentales des « externes ».

La lutte des classements s’opère entre deux lignes de front qui oscillent entre les représentations et la réalité objective, finalité de la démarche scientifique. La lutte des représentations est, en ce sens, pleine d’enseignements. Le lien avec l’origine supposée et les marques présentes dans le quotidien entretiennent des mythes qui servent le monopole du pouvoir, la représentation et la reconnaissance. L’enjeu, pour Bourdieu, se situe dans l’imposition, puis l’acceptation

[ . . . ] d’une vision du monde spatial à travers des principes de division, qui lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’identité et l’unité du groupe.

L’identité trouve alors son sens dans la délimitation d’une frontière, séparant la région d’appartenance et la région des étrangers.

La regio et ses frontières (fines) ne sont que la trace morte de l’acte d’autorité consistant à circonscrire le pays, le territoire (qui se dit aussi fines), imposer la définition (autre sens de finis) légitime, connue et reconnue, des frontières et du territoire, bref le principe de division du monde social.[5]

La frontière crée la division. Ce découpage se fait selon différentes sortes de critères : langue, habitat, frontières historiques… Ces traits réels ou naturels ne coïncident pas forcément. Cet acte juridique de délimitation produit la différence culturelle, autant qu’elle en est le produit. La taxinomie relève alors d’une véritable science qui propose les critères les mieux fondés pour cette délimitation qui légitime les rapports de force. En Belgique, la séparation de la Wallonie et de la Flandre a été faite, en certains lieux, par l’observation des noms de famille inscrits sur les plus anciennes pierres tombales tellement les populations étaient regroupées et revendiquaient chacune l’antériorité du peuplement. Ce découpage arbitraire justifie donc par une démonstration pseudo-scientifique la différenciation et une des bases de l’identité.

Dans une grande enquête parue récemment sur les valeurs des Européens,[6] les échelons d’étude sont les régions (administratives) pour mieux délimiter les différences infra-européennes. Les résultats de cette enquête apportent des élements intéressants, car ils permettent d’établir une carte des valeurs, carte que nous pouvons recouper avec notre connaissance des identités. Trois familles de déterminants et de pratiques marquent des différences entre les régions européen­nes : langue (anglo-, franco-, germanophonie, fortement reliée à des ensembles de valeurs), religion (famille religieuse qui clive des ensembles homogènes comme les Pays Bas et la Flandre) et la dynamique de sécularisation (ou déchristianisation impliquant une modification du système de valeurs) différente à l’intérieur des Etats. La géographie identitaire ne recoupe pas forcément cette géographie des valeurs. Les séparatismes ou les revendications identitaires de moindre proportion n’ont pas alors pour fondement essentiel des différences si marquées. En Belgique, l’enquête montre une proximité des valeurs, donnée qui gomme les conflits identitaires. Les Wallons et les Flamands ont bien du mal à assumer leur unification non basée à l’origine sur un équilibre culturel, et qui cherche dans le fédéralisme les ressources de la consolidation de son unité.[7] Les péninsules latines, en perdant leur attachement religieux, perdent par-là même un lien unificateur que la nation a du mal à ressouder. La gestion économique de l’Etat-nation qui se décentralise fait la démonstration des différences infra-nationales et aiguise les ressentiments régionalistes, qui trouvent là un nouvel argument de faiblesse et d’inadéquation de l’unité nationale.

L’authenticité de l’identité est d’autant plus ambiguë que les différences régionales ne sont pas perceptibles clairement. La tentation de création d’une authenticité est alors très forte, surtout dans un pays comme la France (où les régions ont été découpées en un patchwork administratif). Cette tendance regroupe différents procédés plus ou moins réussis d’actions régionales.[8] Celles-ci consistent en construction, défense, revitalisation ou promotion de particularismes régionaux, soit dans le cadre national, soit dans le cadre supranational : organisation de festivals, réalisation d’expositions, création de lieux de promotion (maison régionale, centre culturel…), réhabilitation du patrimoine, protection des sites, publication et promotion des oeuvres locales.

Par ces différentes manifestations de cette identité, nous pouvons distinguer trois types d’identités:

- identité historique et patrimoniale, construite sur des événements passés importants pour la collectivité, et/ou sur un patrimoine socio-culturel, naturel ou socio-économique,

- identité projective, qui est, au contraire, fondée sur un projet régional, (en d’autres termes, cette identité est une représentation plus ou moins élaborée de l’avenir de la région compte-tenu ou non de son passé),

- identité vécue, reflet de la vie quotidienne et du mode de vie actuel dans la région, dans lequel peuvent se combiner des éléments historiques, projectifs et patrimoniaux.

Ces différents types d’identification impliquent des pratiques et des attitudes offensives ou défensives suivant les cas. Par le même raisonnement, on peut dresser une typologie des acteurs locaux et de leurs comportements identitaires : les historiques, les modernisateurs et les régionalistes (qui correspondent respectivement aux différentes formes d’identités). Deux autres catégories d’acteurs ne tiennent pas compte de la région d’appartenance dans la conception de leur identité individuelle : les apathiques, et les émigrants potentiels. Les trois premiers cherchent le développement de la mémoire et des pratiques collectives par le maintien d’un patrimoine commun. Ces pratiques peuvent être poussées jusqu’à la sublimation de l’attachement local et au développement de valeurs et d’attitudes communes. A ce stade, les scientifiques laissent la place aux « faiseurs d’identité ». La région n’est plus terrain d’analyse, mais valeur de communication qui se base sur des critères dépassant largement le cadre scientifique. L’exemple cité par Michel Bassand est celui du Nord-Pas-de-Calais qui, cherchant à modifier son image d’« enfer du nord », établit des nouvelles bases plus nordiques (et non plus nordistes) à son identité : « fiers comme les Vikings » , « tenaces comme les Flamands », « conquérants comme les Hollandais », « cultivés comme les Anglais », « rigoureux comme les Allemands ». L’exemple frôle la caricature, mais il montre aussi l’importance du discours, et l’énorme potentiel de création dans l’étude des identités.

Il n’est pas vain alors de rapprocher les formes de régionalismes des processus de création des nationalismes (nous nous référons aux nationalismes européens du XIXème siècles qui ont été la force d’implantation et de démocratisation des Etats-nations actuels).

« Nous avons fait l’Italie, maintenant, nous devons faire des Italiens »[9]. Cette phrase prononcée par Massimo d’Azeglio, en 1861, lors de la première session du royaume d’Italie nouvellement unifié, exprime assez clairement les ambitions des gouvernements de l’époque.

Plusieurs facteurs ont contribué à l’essor national au détriment des composantes régionales ou nationales sur lesquels les Etats ont bâti l’appartenance nationale, puis l’identité nationale. En France, la langue nationale a été construite pour supplanter de force les langues vernaculaires. Par contre, dans le cas italien et allemand, celles-ci ont plutôt constitué un facteur d’unification nationale. La conscience ethnique a été elle-aussi utilisée, mais plutôt dans le sens de construction horizontale des nations. La religion a pu être, comme en Irlande, un argument de définition nationale. Le Pays de Galles a tenté de faire de même avec un protestantisme dissident au début du XIXème. L’unification étatique a été pour certains l’inclusion dans des Etats de nations différentes, c’est le cas des Catalans et des Basques pour l’Espagne et la France, des Gallois et des Irlandais pour l’Angleterre. Le patriotisme d’Etat, agrémenté des politiques linguistiques et d’éducation, a donc cherché à rassembler des peuples et des nations, que Hobsbawn qualifie de « communauté imaginaire ».

Malgré cette construction identitaire nationale forte, le cas français montre la possibilité d’une certaine conscience régionale malgré un fonctionnement étatique très peu enclin aux développements identitaires régionaux. La tradition centralisatrice est aujourd’hui remise en cause, la reconnaissance et la revendication d’identité régionale se font publiquement. Les fins électorales et économiques se ressentent d’ailleurs comme les principales motivations.[10]. On comprend alors que dans des pays moins centralisés ou fonctionnant sur un modèle fédéraliste, les identités régionales ont été davantage affirmées et respectées.

Ceci n’ a pas été incompatible avec le patriotisme d’Etat. Le nationalisme s’est servi des attachements infra-nationaux, des « pays », des patries pour les intégrer subtilement au projet national. Pour former cette « communauté imaginaire », les citoyens se sont trouvés « des choses en commun, des lieux, des pratiques, des héros, des souvenirs, des signes et des symboles ». Ainsi ont été intégrés les divers particularismes régionaux dans ce qui est devenu la « nation » (Hobsbawm).

Le nationalisme a donc connu son apogée. Les Etats-nations européens ont affermi leur stature internationale, et les régionalismes ont été étouffés par les projets et les systèmes nationaux. Cette tendance est aujourd’hui inversée. La fin du XXème siècle tend à montrer la faiblesse des Etats-nations à gérer les crises et les nouvelles formes de pratiques politiques et économiques. Les régions européennes qui avaient su garder une certaine autonomie tentent dorénavant de « tirer leur épingle du jeu » en se détachant du système national devenu lourd ou inadéquat. La paupérisation (le Mezzogiorno, l’Andalousie, et même la Wallonie) pousse d’autres régions plus riches à chercher le détachement du reste de l’ensemble. La mondialisation et la perte de repère identitaire poussent les citoyens vers un repli identitaire plus local. L’actualité présente régulièrement des exemples de volontés séparatistes, toujours identitairement marquées mais que l’on justifie comme le nationalisme d’antan par des arguments économistes.

La crise de l’Etat-nation traditionnel, le déclin des économies nationales permettent des ambitions locales. Le régionalisme devient le nationalisme de la fin du siècle, d’autant que les Etats européens présentent plusieurs modèles d’organisation institutionnelle et plusieurs types d’évolution de ceux-ci qui permettent cet état de fait: fédéralisme, régionalisation, décentralisation.

C’est pourquoi cette question finit par dépasser le cadre pur de l’identité. L’authenticité réclame aussi une légitimité politique et institutionnelle, sans laquelle les acteurs régionaux ne seraient pas crédibles. La recherche du sens des identités régionales, et l’analyse de leurs pertinences et de leurs valeurs (le sens et la valeur donnent la signification) doivent décrypter les arguments se référant au passé. La signification est fluctuante suivant les régions et les périodes historiques. L’analyse du discours régionaliste, indépendamment de la discipline qui l’étudie, montre une grande ambiguïté de sens qui évolue suivant les représentations du passé et les ambitions contemporaines. Si nous ne remettons pas en doute l’attachement collectif des habitants à leur région, nous nous questionnons sur le sens véritable qu’ils lui donnent. Au vu des évolutions identitaires qui se démarquent, il est très intéressant de mettre en relation ces phénomènes avec d’autres plus anciens. Les Communes-Etats du Moyen-Age, indépendantes et prospères, ne sont-elles pas en train de resurgir sur les vestiges des Etats-nations vieillissants? La nostalgie d’une réactivation des anciens réseaux commerciaux, des solidarités transfrontalières et du cosmopolitisme culturel ne sont pas de vains mots. Les identités régionales, représentations de l’histoire passée, vont-elles combler le manque de sens européen, et ainsi devenir la souche identitaire de l’Europe de demain ?

Dans le cadre d’un projet politique européen commun, la région est un échelon réaliste d’implantation de la démocratie locale. L’identité se retrouve face à une dualité d’existence. L’identité locale se met au service de l’identification à un projet politique européen qui prône, par ailleurs, la préservation de celle-ci. De plus, cette identité peut être prétexte à une défense d’intérêts (culturels, économiques…etc) vis-à-vis de l’Etat national contesté par sa base et par des instances supranationales.

Dans le cas d’un prolongement du processus d’unification toujours plus économique aux dépens d’une volonté de création d’un programme politique, la région perd davantage de sens. Son rôle politique et économique continue de s’intégrer dans un cadre national qui ne lui permet pas de s’affirmer entièrement (dans la plupart des pays européens). La supranationalité économique européenne donnera-t-elle aux régions la possibilité de se (re)construire un territoire local, où le projet politique et l’identité culturelle pourront s’établir de nouveau sans dépendre d’une instance nationale ? Beaucoup de régionalistes (ceux des régions prospères) l’envisagent certainement ainsi.