Les deux « pensées »

Un des buts poursuivis par des politiques aussi différents que les responsables bruxellois de la « culture »Â  et les géniteurs  (« Convention ») du projet de traité constitutionnel, devait être le constat d’une identité commune, ou, à défaut, l’élaboration d’un artefact qui en tiendrait lieu. Or toute démarche identitaire est une inscription dans la durée, dans un passé et dans des perspectives. Comment envisager l’identité en dehors d’un rapport au passé et en dehors des représentations que l’on se fait tant des filiations, des dettes, que des projets ? Qui dit passé, dit rapport à l’histoire et, partant, une inscription dans l’un des deux imaginaires du temps : soit on se voit comme procédant d’une temporalité cyclique, soit on se coule dans une temporalité linéaire. Or, il existe un grand, un « cosmique » affrontement  entre la pensée dite « primitive », cyclique, et la pensée dite « moderne », iconoclaste, réductionniste, rationaliste : linéaire et historique. Autant la première est en quelque sorte rassurante car elle permet un ressourcement régulier et une régénération purificatrice à chaque cycle renaissant, autant l’histoire irréversiblement sans appel est  effrayante dans son fatalisme. Il est vrai que les réductionnismes n’ont rien fait pour permettre à l’homme simple d’y installer son imaginaire confortablement, bien au contraire.

Tout événement, bon ou mauvais, aussi terrible soit-il, est ainsi supposé « issu de l’Histoire » et doit être accepté comme tel. Les atrocités ont, selon les marxismes (on n’ose plus en parler au singulier tant la chose fut foisonnante), un sens qui devait aboutir à l’élimination de la terreur dans ces lendemains qui ne chanteront jamais. Ces marxismes, aussi naturalistes (au nom du progrès) que les naturalistes (nostalgiques d’une nature perdue) qu’ils s’étaient désignés comme ennemis n’ont fait que déplacer l’âge d’or du début de l’Histoire à la fin de celle-ci. Rappelons que Clément Rosset oppose les philosophies « artificialistes » (qui ont sa préférence) aux « naturalistes » (qui sont ou nostalgiques ou progressistes (marxistes par exemple) ou encore perverses)  [Rosset, 1973]. Donc, toutes, finalement, hors du temps des hommes. Dans Le Mythe de l’éternel retour, Mircea Eliade remarque à cet égard que plus l’histoire sera cruelle et plus l’historicisme perdra du terrain et perdra en crédibilité il faudra réintégrer les sociétés dans l’horizon des archétypes, des cycles et des répétitions pour éviter d’en arriver à l’anéantissement de l’homme par l’homme au non de l’historicité de son histoire… historiciste [Eliade, 1969]. Etait-ce cela même qu’aurait sous-entendu André Malraux avec la célèbre petite phrase qu’on lui prête volontiers : « â€¦ le XXI° sera religieux ou ne sera pas » et Gilbert Durand  qui, déjà soulignait :
« Vouloir démythifier la conscience nous apparaît comme l’entreprise suprême de mystification et constitue l’antinomie fondamentale … pour réduire l’individu à une chose simple parfaitement déterminée … incapable d’imagination et aliénée à l’espérance. »  [Durand, 1960]

Eliade ira encore plus loin assènant ce redoutable verdict :
« C’est en discutant les crises provoquées par les maîtres du réductionnisme – depuis Marx et Nietzsche jusqu’à Freud – et les contributions apportées par l’anthropologie, l’histoire des religions, la phénoménologie et la nouvelle herméneutique, qu’on sera à même de juger la seule, mais importante, création religieuse du monde occidental moderne. Il s’agit de l’étape ultime de la désacralisation. Le processus présente un intérêt considérable pour l’historien des religions : il illustre, en, effet; le parfait camouflage du « sacré », plus précisément son identification avec le « profane » « . [Eliade, 1976]

Eliade explique encore comment les deux « pensées », cyclique et linéaire, s’affrontent dans le rapport au caractère inadmissible de l’histoire des hommes. C’est pourquoi le mal qui nous arrive est souvent retraduit en mal que l’on se fait – l’écologie, de nos jours, dit-elle autre chose ? Et tout – quoi que ce soit – est passé de la main du « destin-hasard-dieux » à la main des hommes. La fatalité est devenue historique et les hommes se sont justifiés de ces massacres « nécessaires » qu’ils ont affectionnés. Eliade parle de « la terreur de l’histoire » – de « foi ou désespoir »â€¦ insoutenable angoisse de la temporalité inexorablement linéaire et historique. Comment en sortir ? Tricher ? Dans La poétique de la rêverie Gaston Bachelard refuse ce désespoir par une « ruse », paraissant retrouver une forme d’optimisme (ou est-ce là l’ultime étape de la résignation ?) : « â€¦ que m’importe l’histoire puisque le passé est présent … » [Bachelard, 1960]

Gilbert Durand, dans une typologie des approches qui se sont affrontées sur ce terrain-là, range Bachelard au nombre des herméneutiques instauratives (avec Cassirer – Kant et Jung) qu’il oppose aux herméneutiques réductives (Freud – Dumézil – Levi-Strauss – la linguistique structurale) [Durand, 1960]. L’iconoclasme  des herméneutiques réductives: (Freud, Lévi-Strauss, Marx, Nietzsche) affronte la remythisation d’une épiphanie « instaurative » de l’être même de la conscience (que pratiqueront effectivement Heidegger, Eliade, Bachelard et d’autres. Notre XXIème siècle renforce encore  le sens de leurs intuitions. Ainsi que le précise Levi-Strauss présentant l’oeuvre de Mauss, le conscient rationnel n’est qu’un parmi d’autres phénomènes psychiques : c’est pourquoi le sens propre (donc le concept) n’est qu’un cas particulier du sens figuré [Mauss, 1950].

Or justement qu’en est-il à présent en Europe du « sens figuré » ? De ce que chacun adopte ou choisit de percevoir ? Quelle part de sacré demeure dans le projet-image Europe ? Avec quel imaginaire, quelle psyché collective? Là est le rôle que doit tenir le mythographe, l’observateur, rédacteur de mythe. Pour comprendre les enjeux, les aléas, les innombrables non-dits derrière les réticences ou rejets, le propos européen doit s’inscrire dans ce nouvel imaginaire collectif. A défaut la perte des archétypes fondateurs causera malaise, désarroi, déroute. Est-ce cette nausée, ce vertige de l’inconscient collectif que le « non » exprime ?
Gilbert Durand, indique que s’il y a des sociétés sans chercheurs, sans scientifiques ou techniciens, il n’existe pas de société sans poètes, artistes, prêtres, rituels sacrés. Or, notre Europe donne l’image d’un tel monstre, mutilé au nom de l’efficacité, du fonctionnalisme et de l’organisationnel, amputé du moral, du sacré, du désir et de l’affectif. L’Europe qui fut riche de notions dynamiques et foisonnantes se serait-elle figée en un bloc de concepts immobiles entraînant la nécrose des imaginaires ? Qui parmi nous ose aujourd’hui accepter de voir qu’à terme la sacro-sainte (et encore lucrative) créativité technicienne, amputée d’imaginaire, en sera affectée et se figera à son tour ?