Gâchis

. . . ou encore : de quoi l’Europe est-elle le NON ? « Rapprocher les institutions européennes des citoyens » et offrir à ceux-ci « un meilleur contrôle démocratique » telle était l’ambition de la Déclaration de Laeken (décembre 2001) qui traçait la voie que devrait suivre la Convention pilotée par M. Giscard d’Estaing.
Comment résonnent ces mots aujourd’hui que l’on vu avec quel dépit, quelle morgue parfois, quelle colère souvent, les élites gouvernantes ont accueilli le vote désobéissant des Hollandais, des Français et plus récemment des Irlandais (coupables en plus de n’avoir pas salué le léger façonnage du texte effectué à Lisbonne).

« Le désaccord entre les élites et les populations est désormais flagrant » soulignait Hubert Védrine [2008]. Qu’importe les éclats, les injonctions, les menances à peine voilées, une chose est certaine et avérée : l’Europe n’appliquera pas le Traité de Lisbonne. Il y aura unanimité ou rien. Il n’y a pas d’hypothèse de succès. Aucun vote n’a plus le moindre sens. L’insulte parlementaire à la française piétinant le choix de 55% des électeurs ne changera rien à la chose et le Congrès s’est réuni avec frais et tapage à Versailles strictement pour rien. Que faut-il déplorer le plus : le gaspillage, le mépris ou la sotte incompréhension qui a engendré tout ce gâchis.

Gâchis car la nauséeuse impression que quel que soit le résultat des urnes celui-ci sera contourné par la force et la ruse des puissants a conduit à mesurer l’abîme entre gouvernants et gouvernés et a tué l’idéal d’un projet commun : comment des peuples ainsi baffoués peuvent-ils vivre une telle régression, s’en accomoder ? Le sémiologue, plus particulièrement celui qui se double d’un « mythologue » se fait aujourd’hui un devoir de s’interroger et ici, en outre, d’indiquer aux chercheurs les pistes de réflexion qui semblent s’imposer quand on voit la chose politique être exposée à de grandes bien que sournoises mutations.

Si les trois NON n’ont absolument pas été compris c’est qu’en amont un divorce plus profond encore existait déjà entre ceux qui sont l’Europe, la font être, la vivent au quotidien et les autres : ceux qui la dirigent (dans le mur) à coup de passions et de dogmes d’où cette ligne souvent brisée, pour le moins non-linéaire, du parcours de la construction européene. Tentons de percevoir en quoi le « non » est une chance que les gouvernants devraient savoir saisir : « a lucky accident » comme on dit en peinture. Un important travail est à faire.

Il existe deux sortes d’écrits dans notre univers intellectuel : ceux qui informent, font état d’observations et constats et ceux qui les structurent en théories. En un mot : ceux qui montrent ce qui a été fait et ceux qui montrent ce qui n’a pas été fait. Ces derniers sont dits « programmatiques », ils invitent surtout à explorer sans Å“illères ni tabous. C’est de cette posture qu’on se réclamera ici.

Il s’agit, en outre, d’inviter de jeunes chercheurs à prendre du recul et à poser les bonnes « mauvaises questions », celles qui font mal  : « qu’est-ce qui manque ? »,  « qu’y a-t-il qui ait été perdu, oublié, laissé de côté dans tout le processus ? » « Quelles étaient les attentes ? » Attentes conscientes ou non, mal ou non-formulées, déçues, méprisées, parfois bafouées ou pire, ré-écrites et interprétées en termes administratifs, donc, gravement trahies. Vaste programme de recherches que celui-là.

Depuis les Mythologies de Roland Barthes  certes, nous sommes sensibilisés à la notion de « mythes contemporains » [Barthes,1957]. Aujourd’hui de légitimes questions se posent. L’Europe et son processus d’union ne sont-ils pas au nombre de ces mythes  ? Quels imaginaires passés et présents y sont  à l’Å“uvre ? Que faire de l’histoire nationale dans une histoire européenne qui n’est pas non plus histoire de l’Europe ?

La question qui est ici posée consiste à se demander si l’Union européenne n’appartient pas à cette catégorie des mythes contemporains avec lesquels nous vivons, comme avec des certitudes qui, tôt ou tard, seront perçues par nos descendants comme des leurres, comme de provisoires et fragiles appuis que nous nous étions donnés pour un temps. Dans tous les cas la part d’imaginaire collectif ou individuel n’est que très peu prise en compte par les propos tenus sur la « chose » européenne. Les analystes politiques, institutionnels, économiques, les personnalités, les intellectuels préoccupés des aspects sociaux ou culturels, le monde des médias tournés vers l’Europe, tous semblent essentiellement soucieux de fonctionnalité, de méthode. Même ce qui pourrait ou devrait constituer de grands enjeux se trouve trop souvent ramené à des préoccupations d’ordre méthodologique. Comme si ce n’était pas important de comprendre à quels imaginaires on s’adresse, ou l’on ne s’adresse pas, ou de percevoir la place consentie ou refusée à la dimension mythologique dans le processus d’union ; comme si l’on n’en attendait rien d’autre qu’une fonctionnelle « convergence » d’intérêts politico-économiques.

La démarche est « programmatique ». Pas de réponse à des milliers de micro-questions. Tentons de pratiquer une pause de réflexion, d’adopter une posture modestement distante qui permette de pratiquer une observation (et non une « analyse ») des discours tant publics que privés, nationaux que supra-nationaux tenus sur le fait européen. Discours « Ã  l’écart » (au-dessus, au-dessous, à côté, peu importe) de la « tripe » des gens, de la fibre non-dite des peuples qui subissent sans être pour ainsi dire jamais consultés. Peut-on prétendre faire une « Europe des peuples » en en faisant ratifier ces principes réputés des plus fondamentaux (puisqu’ils établiront pour longtemps les institutions) non par les dits peuples mais par certains de leurs élus ? Comment a-t-on pu oser l’envisager ? Hormis en Pologne (où l’Histoire a laissé la cicatrice que l’on sait et qui nourrissait de beaux espoirs de liberté), dès que l’on a demandé via un référendum officiel ou par le biais de nombreux sondages aux peuples européens de s’exprimer sur l’Europe et son projet de traité ceux-ci ont toujours opté pour une position opposée à celle de la majorité de leurs élus et de leur gouvernement.