Fabien TREMEAU

Le 22 avril 1969 T.W.Adorno est malmené lors d’un séminaire dans le grand amphithéâtre de l’université de Francfort par un groupe d’étudiants qui le désignent comme un intellectuel bourgeois et réactionnaire, avec une conception de la culture jugée élitiste, en d’autres termes et comme le résumèrent des étudiants lors de cet altercation : « Si on laisse faire ce cher Adorno, on aura le capitalisme jusqu’à la mort ».[1] Cette anecdote nous révèle par la teneur des événements et les acteurs en question ce qui se joua idéologiquement et politiquement durant cette période. En effet, Adorno par sa critique de l’industrie culturelle et de la culture de masse rejetait toute culture populaire qu’il voyait pervertie et manipulée par le système capitaliste, musicien et musicologue averti, il consacra une grande part de sa critique à la musique s’opposant ainsi à la nouvelle culture estudiantine issue de Mai 68.
Toutes les critiques envers Adorno n’étaient pas infondées notamment celle l’accusant d’élitisme, bien qu’il s’agisse pour Adorno plus d’une méconnaissance des arts populaires notamment du jazz et sans doute d’un amalgame entre le jazz commercial et le jazz authentique, que d’un élitisme bourgeois. Toutefois, force est de constater que la nouvelle culture prônée par les étudiants de Mai 68 et en premier lieu la musique rock fut l’instrument du capitalisme pour imposer son nouveau mode de fonctionnement se basant sur une culture rebelle symbolisée par la jeunesse.
Pour comprendre aussi bien le malentendu d’Adorno sur le jazz et plus généralement sur la musique populaire, que l’avènement de la culture rebelle du rock durant les années 1960 ou du rap aujourd’hui, il nous faut essayer de remonter aux conditions d’existence particulières de ces musiques, interroger leur esthétique et essayer de comprendre leurs rôles dans la société.

Le jazz : une musique marginale et marginalisée

Naissance du jazz : conditions historiques particulières

Le jazz est né de la résolution de la contradiction à l’intérieur du procès de production au sein des Etats américains industriels du nord et des Etats agricoles du sud qui se conclut par la fin de la guerre de sécession.
Il a pu éclore de cette résolution d’une part, par les conditions matérielles nécessaires aux noirs américains pour créer une nouvelle musique. En effet, les esclaves accédèrent aux instruments de musique de la classe possédante blanche notamment les instruments à vent et à anche par le biais des fanfares militaires, les noirs servant dans l’armée du nord étant largement employés dans les fanfares. Le surplus des instruments de musique au sortir de la guerre de sécession fera s’effondrer le marché des instruments de musique rendant ceux-ci bon marché et par conséquent accessible à la population pauvre[2]. Les premiers orchestres noirs de jazz dans les années 1890-1900 étaient d’ailleurs dans leurs formations semblables aux orchestres de fanfares militaires[3].
D’autre part, les noirs américains virent leur situation changer, d’esclaves agricoles des états du sud, ils devinrent mains d’œuvres ouvrières dans les grandes industries du nord. La naissance proprement dite du jazz commença d’ailleurs avec les grandes migrations des noirs du sud dans les villes du nord. Cette rencontre unique dans l’histoire, entre esclaves ou anciens esclaves et système capitaliste avancé, sonne comme un accident improbable. De cette incongruité historique naîtra une musique nouvelle avec un rythme nouveau, synthèse du temps subjectif et du temps ontologique.

Le swing, synthèse du temps vécu et du temps ontologique.

Le temps ontologique[4] c’est-à-dire le temps mesuré, objectif celui de la musique classique européenne (Bach, Mozart), marqué par le rythme 4/4 est en quelque sorte « le temps de Dieu »[5], il fait abstraction du plaisir ou de la souffrance (peut importe qu’une minute de douleur nous paraisse plus longue qu’une minute de joie ou de plaisir), ce temps peut se révéler comme étant la superstructure permettant au pouvoir de la classe dominante de justifier sa domination. « Le sacré a justifié l’ordonnance cosmique et ontologique des maîtres, il a expliqué et embelli ce que la société ne pouvait pas faire ».[6]
Le temps vécu ou le temps subjectif est le temps des sociétés primitives où la structure économique aussi bien que les superstructures mènent et servent la subjectivité, une subjectivité qui sera cependant dépassée par l’appel à l’Autre. Le temps subjectif dans le cas des noirs américains, émane des polyrythmies africaines. Le swing dans le jazz est la rencontre de ces deux temps, il est la synthèse du temps objectif et du temps subjectif. Il est en ce sens une musique authentiquement révolutionnaire car il permet à l’homme d’exprimer sa subjectivité dans l’objectivité, de résoudre l’opposition fondamentale entre le Même et l’Autre. Portée esthétique touchant au plus profond de la Politique car le jazz avec le swing devient cette « association entre les hommes qui pourtant n’obéissent qu’à eux-mêmes et restent pourtant aussi libres qu’auparavant ». [7]
Le temps du système capitaliste sera le temps de la subjectivité mais celui de l’être social isolé au sein de la société civile qui niera l’appel à l’Autre, c’est ce temps subjectif présent dans le jazz mais transfiguré par le swing qui sera repris dans le rock rendant ce temps isométrique, mécanique, devenant ainsi cette musique répétitive qui garantie le retour du même, de la consommation toujours renouvelée, musique pensée comme dressage de corps à la société néocapitaliste.
Le temps du swing est donc à la fois opposé au temps du capitalisme : le temps de la subjectivité, de l’individu; mais aussi opposé aux systèmes totalitaires qui détruisent l’individu au profit d’un parti unique ou de le bureaucratie. Il est intéressant d’observer que dans les systèmes totalitaires le jazz authentique sera interdit tout comme il sera marginalisé dans le système néocapitaliste

Le jazz marginalisé et le jazz contestataire

Le temps du jazz, le swing, de nature révolutionnaire ne peut être récupéré par le système capitaliste. L’entreprise de récupération capitaliste devra par conséquent enlever au jazz le swing. Les multiples orchestres jazz blancs, dont l’orchestre de Benny Goodman est l’exemple le plus frappant, feront du jazz mais sans le swing. Un nouveau marché autour de la musique s’ouvre alors : vente de radios, de tourne-disques[8]… Tout cela est rendu possible par la nouvelle organisation du travail qui permet de libérer du temps pour la petite bourgeoisie qui croira s’encanailler en écoutant du jazz qui ne swingue plus.
Cette récupération naîtra d’une profonde crise du système capitaliste au sortir de la seconde guerre mondiale. Il lui faudra créer de nouveaux marchés et rendre accessible ou plus grand nombre ces nouveaux marchés. La nouvelle bourgeoisie se sentant rejetée par la musique jazz qu’elle ne comprend pas et vivant la musique populaire (celle des bals populaires et de l’accordéon) comme une musique n’appartenant pas à sa classe, va marginaliser le jazz en le rendant élitiste ou en l’essentialisant (seuls les noirs swinguent) et ringardiser la musique populaire pour trouver sa musique : le rock.
Elle va récupérer les signifiants culturels du jazz et l’esprit de fête de la musique populaire, ce sera la création du rock qui ne sera plus qu’un rythme binaire, non plus révolutionnaire mais contestataire : « Le rock – terme générique qui contient toutes les répétitions entropiques de la contrefaçon, toutes les sous-marques de la fabrication originelle – va récupérer le jazz comme l’idéologie de la Fête récupérera le liesse populaire, comme la mode rétro récupérera l’accordéon »[9].
Cette contestation sera après Mai 1968 l’occasion pour le système néocapitaliste d’ouvrir d’autres marchés touchant à la contestation. La musique de la nouvelle classe dominante sera le rock qui sera la marchandise permettant de faire vendre d’autres marchandises. Le rock et son rythme binaire feront partie des nouvelles initiations, au mode de consommation « transgressif » ou contestataire,[10] car « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, c’est à dire l’ensemble des rapports sociaux ».[11]