Nicolas STENGER

Sur les rapports personnels qu’ont entretenus Denis de Rougemont (1906-1985) et Jean-Paul Sartre (1905-1980), on sait à vrai dire relativement peu de choses, sinon que les deux hommes s’étaient rencontrés à plusieurs reprises en 1939, après que Sartre fit la critique de L’Amour et l’Occident, le maître-livre de Rougemont, dans la revue Europe [1]. Mais il ne s’agissait que d’une « amitié parisienne [2] », sans contacts réguliers, vite interrompue par la guerre. Ils se retrouvèrent aux États-Unis à la fin du conflit, quand Sartre y fit une tournée de conférences, Rougemont – qui s’était alors exilé outre-Atlantique – l’introduisant dans certains cercles intellectuels new-yorkais [3]. Mais ces amitiés, qu’elles fussent parisiennes ou new-yorkaises, ne résistèrent pas longtemps à l’évolution du climat intellectuel et politique au début des années 1950. Qui plus est, l’engagement pour l’union fédérale, qui définit l’identité et le parcours de Rougemont après la guerre, n’est pas un terrain sur lequel on puisse le confronter à Sartre, les prises de position du philosophe en la matière étant quasi inexistantes. Très peu de commentaires chez lui sur les péripéties de la construction européenne : l’Histoire se jouait ailleurs. En été 1954, par exemple, quand la bataille faisait rage au parlement français sur la ratification de la Communauté européenne de défense, Sartre rapportait les impressions de son voyage en URSS, témoignant pour Libération que « la liberté de critique est totale [4] ». Il est pourtant un thème où la comparaison entre Rougemont et Sartre se révèle riche d’enseignements : c’est celui de l’engagement. Largement popularisée après 1945 sous l’influence de Sartre justement, la notion d’engagement avait été néanmoins formulée d’une manière précise dans les années 1930, entre autres par Denis de Rougemont. Ce dernier s’est d’ailleurs souvent agacé de ce qu’il considérait comme une récupération par Sartre de son vocabulaire, en même temps qu’il était vidé de son sens initial. Au-delà de cette querelle de préséance, qui présente peu d’intérêt en soi, sinon dans la mesure où elle témoigne de la centralité de Sartre dans le débat intellectuel, il est utile de s’interroger sur les conceptions respectives de l’engagement développées par les deux écrivains, car elles déterminent des rapports spécifiques au monde et à la littérature.

A. L’engagement personnaliste

Au cours des années trente, les gloses s’accumulèrent en France autour des écrits de Julien Benda, qui soutenait que la seule œuvre digne de l’intellectuel était – sauf à trahir sa fonction – celle de « défendre les valeurs éternelles et désintéressées comme la justice et la raison [5] », sans se mêler de prendre position dans les débats de son temps. Benda souhaitait préserver l’intégrité de l’activité du penseur, qu’il inscrivait dans la tradition des « grands patriciens de l’Esprit », Érasme, Malebranche, Spinoza… : cette activité était pour lui essentiellement spéculative. Au nom d’un « opportunisme de la vérité », Denis de Rougemont affirmait au contraire que toute pensée n’est valable qu’à partir du moment où elle quitte le domaine des « idées pures » pour épouser le réel, à partir du moment où elle est engagée, ou encore « incarnée ». Le concept d’engagement procédait, comme en d’autres domaines de la pensée de Rougemont, de sa foi chrétienne (dominée par les figures de Søren Kierkegaard [6] et de Karl Barth [7]), de sa définition de la personne humaine, laquelle est à la fois « libre et responsable ». Pour Benda, la pensée et l’action étaient par définition irréconciliables ; pour Rougemont, cette hypothèse se résumait à un sophisme qui « consiste à enfermer les intellectuels dans le dilemme : pensée pure ou pensée asservie à l’action, carence ou simonie, M. Benda ou Barrès. La jeunesse personnaliste repousse l’une et l’autre de ces trahisons, et affirme que la pensée doit entrer dans l’action, non pas à son service, mais au service de la vérité. Le mot d’incarnation résume cette position [8] ». Benda répondit à Rougemont en ces termes :

« Voilà notre opposition : au fond, elle revient à ce que j’honore le verbe en dehors de son incarnation, suis élève de cette théologie […] qui déclare que l’incarnation ne fait pas partie essentielle du verbe, n’en est qu’une condescendance, tandis que vous honorez uniquement le verbe incarné (d’où penser avec les mains [9]). Et il est entendu que toute pensée est incarnée, mais moi je le déplore et tends à en amoindrir autant que possible l’effet, tandis que vous le respectez et ne songez nullement à le combattre au contraire. Notre opposition est de l’ordre des préférences métaphysiques, nullement des choses qu’on peut départager par l’expérience. C’est dire qu’elle est irréductible [10]. »

Face à cette condamnation a priori de l’existence même de l’idée d’engagement, Rougemont et les personnalistes réaffirmaient au contraire leur volonté d’ancrer au maximum la réflexion intellectuelle dans les enjeux de l’époque. Dotée d’une forte conscience de soi, cette génération née au début du siècle s’opposait au « camp des purs », aux philosophes « idéalistes », à l’image de Léon Brunschvicg qui régnait alors sur la Sorbonne (ce « très bourgeois, très assis [11] » selon Mounier), auxquels elle reprochait de faillir à l’une de leurs missions constitutives : car loin d’être uniquement l’« effort pour échapper à l’Histoire et au monde [12] », la philosophie devait être également une réflexion active, génératrice de solutions, sur la société et la politique, leurs fondements et leurs pratiques.

Parmi les personnalistes, Rougemont était l’un des plus ardents défenseurs de cette dialectique pensée-action. À l’origine pourtant, cette posture n’allait pas de soi. Dans certains milieux où évoluait le jeune écrivain, comme la Nouvelle Revue française de Jean Paulhan, une tradition de dégagement prévalait : s’engager, c’était entrer dans un domaine étranger à son activité. La réflexion sur la politique n’était pas évidente pour celui ou celle qui à l’origine vouait sa plume à l’analyse du sentiment amoureux, de la culpabilité et du regret, ou à n’importe quel autre thème détaché de la rumeur quotidienne de la politique et des actualités. Ainsi, pour Rougemont l’écrivain, il y eut tout d’abord « empiètement », et s’engager, c’était sortir de sa condition. Voici comment s’ouvrait en 1934 le premier chapitre de Politique de la personne :

« J’ai, pour la politique, une espèce d’aversion naturelle. […] On se demande alors de quoi je me mêle. Je réponds que je voudrais bien n’avoir jamais été forcé de m’en mêler. Mais tel est le malheur des temps : pour peu que l’intellectuel d’aujourd’hui ait préservé en lui un pouvoir de colère, et par ailleurs le besoin de penser, il se voit obligé de répondre activement aux empiétements dans son domaine de ce qu’on a nommé le désordre établi [13]. »

Si Rougemont faisait de la politique, c’était « pour qu’on n’en fasse plus, ou plutôt pour qu’un jour des hommes comme moi qui n’ont le goût ni des habiletés ni des contraintes qu’il y faut, puissent quitter ce combat mauvais, et porter ailleurs leur violence ». Rougemont manifesta à plusieurs reprises la crainte que « l’intelligence », dépassant son dégoût des affaires publiques, ne se dégradât en acceptant le combat. Et pourtant, précisait-il, « j’ai préféré ce risque à la politique de l’autruche, l’issue fût-elle désespérée. Et peut-être ne l’est-elle pas [14] ». Il ne faut pas surestimer cette aversion naturelle pour la politique, car la fonction de cet aveu est essentiellement rhétorique. Il y avait, certes, un mépris pour les tactiques politiciennes, mais c’était pour réaffirmer immédiatement après une attention particulière aux problèmes du temps, une volonté d’appréhender le réel et, surtout, le désir de traduire, d’illustrer cette volonté par l’écriture elle-même. Cette préoccupation était d’ailleurs centrale dès les premiers textes de jeunesse. Voici une phrase typique, datée de 1926 : « Écrire, pas plus que vivre, n’est aujourd’hui un art d’agrément [15]. » Ou encore, quelques années plus tard : « Il s’agirait, au fond, d’amener la pensée à la plus insistante vénération du réel [16]. » Une telle conception du travail de l’écrivain, opposée à l’idéalisme prétendu de ses ainés, donnait invariablement à ses essais un ton tranchant, Rougemont précisant par ailleurs que la littérature personnaliste serait « franchement doctrinaire et polémique [17] ». Ce choix de la polémique, rendu à ses yeux nécessaire par la crise globale que traversaient alors les sociétés européennes, fait penser à une remarque de George Orwell, lorsque plus tard, celui-ci tenta à son tour de définir son activité d’écrivain : « En des temps paisibles, j’aurais pu écrire des livres fleuris ou purement descriptifs. […] Mais en fait, par la force des choses, je suis devenu une sorte de pamphlétaire [18]. »

Privilégier la doctrine et la polémique ne signifiait nullement que le travail du style devait en pâtir. L’enjeu était autant éthique qu’esthétique : « Il n’est point de vérité sans forme », affirmait Rougemont, car penser consiste à « créer de tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style [19] ». Dans Penser avec les mains, il définissait ainsi un « style né de la seule passion de s’engager » :

« Que chaque phrase indique la volonté d’atteindre un but, dont la nature commande le choix des mots, le rythme, les figures. Que chaque phrase implique ce but, et le désigne par son allure même. Que le style s’ordonne à sa fin et non plus à de bons modèles. Et qu’il rappelle à la situation, au lieu de rappeler des sources. Que nos écrits figurent les microcosmes de cet ordre nouveau qu’ils revendiquent. Qu’ils illustrent, dans leur structure, visible ou secrète, la dialectique joyeuse de la personne en acte. Que celui qui s’engage dans leur lecture éprouve de tout son être la présence d’une réalité éthique immédiate à chaque progrès du discours et qu’il n’en sorte pas intact ! Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’homme qui se hâte, écrivait Nietzsche. Nous dirions : Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’homme qui demande à la lecture une évasion, un stupéfiant, une justification du monde injuste, une occasion de refuser le premier pas dans l’immédiat [20]. »

La vigueur de l’offensive contre les idéalistes, contre les « petits-purs », n’est pleinement compréhensible que si l’on tient compte de la place qu’occupent à l’époque Rougemont et d’autres penseurs personnalistes comme Emmanuel Mounier ou Alexandre Marc, au sein du champ intellectuel. Alors que Sartre, par exemple, né à Paris dans une famille bourgeoise, a suivi la voie royale (lycées Henri-IV et Louis-le-Grand, École normale supérieure, agrégation de philosophie), les autres doivent marquer leur territoire afin de dépasser leur statut de « moins bien pourvus [21] », à la fois géographiquement et socialement. Rougemont lutte contre un double provincialisme (Neuchâtel et la Suisse) ; Mounier est d’origine lyonnaise ; Marc a été forcé d’émigrer de Russie pendant la Révolution. Tous les trois ont abandonné le milieu académique : Rougemont n’a en poche qu’une licence de Lettres ; Mounier a passé l’agrégation de philosophie, mais quitté rapidement l’enseignement ; Marc, dont le parcours est extrêmement chaotique, travaille dans l’édition chez Hachette après des études de droit et de sciences politiques, avant de démissionner sans que l’on sache très bien comment il subvenait dès lors à ses besoins. Or il est significatif, au vu de ces parcours différenciés, que Sartre ne soit pas encore « engagé » dans les années trente, quand les autres agissent déjà comme des électrons libres, tirant tous azimuts et à boulets rouges, sur les politiciens mais aussi sur un monde universitaire dont ils se sont détachés, et dont ils dénoncent la sclérose.

Pour Rougemont d’ailleurs, ce n’était pas seulement la politique ou la philosophie, mais la littérature dans son ensemble, de Gide aux surréalistes, qui faisait les frais d’une critique de « l’acte gratuit [22] ». La charge n’exclut pas la fascination vis-à-vis des avant-gardes d’une capitale parisienne qui reste à l’époque le pôle de référence pour un jeune écrivain suisse romand. Quand Jean Paulhan, aiguillonné par Roger Martin du Gard [23], contacta Rougemont en 1926 pour lui demander de collaborer avec la NRF [24], c’était pour ce dernier comme une invitation au banquet des dieux ! Même ses critiques contre les surréalistes montrent qu’il partageait leur révolte, tout en dénonçant le caractère purement négatif, voire « irresponsable » à ses yeux, de cette entreprise de « démolition », alors qu’il cherchait de son côté à construire « un monde nouveau [25] ».

De fait, l’engagement personnaliste était conçu comme un rappel permanent à la responsabilité, une manière de se confronter au monde, tout en inventant de nouvelles formes institutionnelles et politiques, « à hauteur d’homme ». Inventer : telle était la qualité principale que le jeune Rougemont avait attribué à l’utopiste dans son premier pamphlet, Les Méfaits de l’instruction publique, alors qu’il ne se contentait encore, dans une joyeuse colère, que de « vitupérer » : « Les sots vont répétant que [l’utopiste] est un être qui ignore le réel. C’est justement parce qu’il le connaît mieux qu’eux qu’il y a vu des fissures et des possibilités nouvelles. Tenir compte du réel ne signifie pas s’y soumettre sans combat. L’utopiste est celui qui ne se résigne à aucun état de choses. Il est pour le mieux contre le bien [26]. » Comme ailleurs chez Rougemont, le discours procède par exclusions et contrastes (le mieux contre le bien), prenant appui sur tout ce qui est perçu comme une déviation, voire une compromission, face à l’élan vital de la personne et à l’urgence d’un travail en profondeur. Le thème de l’engagement s’intègre parfaitement dans cette logique. Alors qu’il en appelait à une large refondation doctrinale, Rougemont critiquait ainsi les action ponctuelles, telles qu’elles se manifestaient par exemple à travers les pétitions, florissantes à l’époque, permettant selon lui aux écrivains de s’acheter une conscience sans s’engager véritablement. Par ailleurs, la réflexion intellectuelle qu’il promouvait dans ses écrits ne devait en aucun cas s’inféoder aux partis politiques :

« Pour qu’une pensée s’engage dans le réel, il ne faut pas et il ne saurait suffire qu’elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie la loi interne : la tactique d’un parti, par exemple. Ce n’est pas dans l’utilisation accidentelle et partisane d’une pensée que réside son engagement. C’est au contraire, dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur le réel et dans sa volonté de le transformer, donc finalement de le dominer [27] . »

Le sens de ce terme d’engagement, le philosophe Paul-Louis Landsberg s’efforça de le définir à son tour en 1937, dans un article d’Esprit qui impressionna vivement Mounier, et qui donne quelques clés supplémentaires quant à la manière dont Rougemont concevait lui-même le rapport de l’écrivain à la Cité. Landsberg insistait notamment sur le caractère « imparfait » de la cause qui engage :

« Nous ne sommes pas libres de produire un idéal arbitraire du fond de notre individualité et de refuser au nom de cette perfection rêvée toute activité concrètement historique. Il n’y a guère de pareille activité sans une certaine décision pour une cause imparfaite, car nous n’avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels […]. Il est bien difficile de se décider pour une cause imparfaite, c’est-à-dire pour n’importe quelle cause humaine ; mais la valeur d’un engagement consiste en grande partie dans la coexistence et la tension productive entre l’imperfection de la cause et le caractère définitif de l’engagement [28]. »

De même que Landsberg jugeait la valeur de l’engagement à son caractère « définitif », Rougemont, à la suite de Kierkegaard, aurait peut-être écrit « absurde ». Ainsi dans L’Amour et l’Occident, à propos de la fidélité dans le mariage : « Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que d’une fidélité observée en vertu de l’absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde la personne des époux [29]. » L’argument pourrait donner lieu à quelque ironie, quand on sait les affres de la vie privée de Rougemont dans les années suivant cette ode à la fidélité. Mais il reste intéressant à prendre en compte comme indication de tendance. Sans doute, en effet, est-ce un trait essentiel de la notion personnaliste d’engagement, dont l’exigence éthique déterminait la nature et la durée. D’ailleurs, Rougemont ne cessa de rappeler qu’il consacra la seconde moitié de sa vie à la promotion de l’idée européenne : si l’on suit cette logique littéralement, on pourrait dire qu’il a pris un engagement – comme lorsque l’on se marie –, malgré « l’imperfection » de la construction effective de l’Europe, malgré les « attentes déçues [30] ».

Ce discours et sa mise en pratique nécessitent néanmoins d’être examinés à travers une analyse plus approfondie, car Denis de Rougemont a construit au cours de son existence, en pleine conscience, son propre mythe : L’écrivain, l’Européen [31]

B. L’engagement sartrien

Jean-Paul Sartre a-t-il apporté des éléments nouveaux à la conception de l’engagement développée par Rougemont et les personnalistes ? Le débat sur l’engagement intellectuel fut de fait relancé en octobre 1945, quand le philosophe publia sa « présentation des Temps modernes », où il définissait les orientations de la revue naissante. Accusant Flaubert et Goncourt d’avoir été « responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher », invoquant à l’inverse la « responsabilité » prise en leur temps par Voltaire ou Zola, Sartre en appelait lui aussi à une « littérature engagée », indépendante des partis, même si elle devait nécessairement et constamment prendre position sur les événements politiques et sociaux [32]. L’écho de ce manifeste fut considérable dans les milieux intellectuels français. Jean Paulhan, André Gide et d’autres écrivains établis s’offusquèrent de ce qu’ils considéraient comme une « subordination de la littérature à la politique ». Dans le premier numéro des Cahiers de la Pléïade, succédant à la NRF, Paulhan prit ainsi soin de préciser que les Cahiers « ne se croient pas tenus de prendre parti dans les grands conflits sociaux ou nationaux. S’ils se trouvent travailler à une nouvelle conscience du monde, ce sera sans l’avoir voulu [33] ». Or, comme le souligne justement Anna Boschetti, Sartre ne faisait là que retrouver des « modèles familiers, esquissés par d’autres durant l’entre-deux-guerres [34] ». Rougemont ne s’en scandalisa pas. Albert Camus le sollicita pour qu’il donne son opinion sur le sujet dans le numéro de Combat de juillet 1946, et l’écrivain livra un texte daté de l’avant-guerre [35], car le problème n’avait pas changé à ses yeux. Or, au contraire, tout avait changé selon Sartre.

Ce changement ne se situait pas tant du point de vue de la doctrine de l’engagement, dont la première formulation par Sartre était en effet assez proche de celle des personnalistes, que dans « l’image de rupture radicale avec le passé que Sartre avait de sa position », selon « le schème structurant : Il a été dit… mais moi je vous dis [36] », un schème dont Denis de Rougemont usa d’ailleurs sans réserve dans les années trente, nous l’avons vu, en affirmant avec force ses positions, marquant ainsi nettement son statut d’intellectuel « non-conformiste ». La stratégie de Sartre consista d’abord à marteler la situation prétendument inédite de l’écrivain :

« Pour nous, en effet, affirmait Sartre, l’écrivain n’est ni Vestale, ni Ariel : il est dans le coup quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. […] Nous voulons en tirer les conclusions pratiques. Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque ; elle est sa chance unique : elle s’est faite pour lui et il est fait pour elle. […] Nous ne voulons rien manquer de notre temps : peut-être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre ; nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être. […] L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements [37]. »

Sartre enfonçait le clou, et certains historiens le prirent au mot, voyant là une nouveauté absolue : « Le rapport avec l’Histoire devient consubstantiel du statut d’intellectuel, affirme ainsi Jean-François Sirinelli. La littérature se veut désormais engagée et revendique un lien étroit avec son temps, qu’elle proclame du reste à double sens : la littérature est insérée dans son temps, elle est donc miroir ; l’écrivain est engagé, il est donc acteur [38]. » Admettons cette hypothèse. Si tel est le cas, il faut supposer avec Jean-Paul Sartre que ses « prédécesseurs croyaient se tenir en dehors de l’Histoire [39] ». Or qu’en est-il des personnalistes ? Sartre n’en dit rien, car ce sont les romanciers qu’il cible avant tout. Il n’en reste pas moins que la conscience de leur historicité était bien présente chez eux, Landsberg l’ayant très clairement identifiée comme l’un des critères essentiels de l’engagement : « Notre destinée humaine, écrivit ce dernier, est tellement impliquée dans une destinée collective que notre vie propre ne peut jamais gagner son sens qu’en participant à l’histoire des collectivités auxquelles nous appartenons. Dans la mesure où nous vivons en pleine conscience cette participation, nous réalisons la présence historique, l’historicité essentielle à l’humanisation de l’homme [40]. » Il est significatif que Sartre ne s’y soit jamais référé, même brièvement, pour nuancer son tableau.

Sartre troqua ainsi ce rendez-vous manqué avec l’Histoire contre un autre. Un tel transfert s’imposa en raison de la violence de la guerre : entre les années trente et le développement de l’analyse sartrienne, l’Europe fut le théâtre d’une telle tragédie que l’engagement de l’écrivain « au centre du cyclone » s’était en quelque sorte révélé à lui : « Il nous a fallu, pour nous découvrir, l’urgence et la réalité physique d’un conflit. » Considéré comme la conséquence d’un trauma historique, l’engagement était dès lors fortement marqué par la brutalité de son éclosion, Sartre n’ayant plus qu’un seul projet en tête, celui d’une écriture « des grandes circonstances ». Revendiquant l’héritage d’une littérature de résistance, qui n’avait pourtant « pas produit grand-chose de bon » à ses yeux, il invitait l’écrivain à rompre avec le confort de ses aînés, car « le temps des vaches grasses » était révolu [41]. La littérature engagée avait désormais pour fonction d’enregistrer et de réfléchir les soubresauts de l’histoire, une histoire qui venait de rappeler ses dramatiques effets. En généralisant sa vision de l’engagement à partir d’une situation extrême, Sartre postulait l’état de guerre permanent, tout en portant un immense espoir de renouveau. D’où l’emphase : « Nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être [42]. » À sa manière, le philosophe Peter Sloterdijk a décrit la psychologie de l’écrivain qui cherchait à combler le vide existentiel, après la surcompression :

« La fin brutale de quarante millions de personnes avait mis l’atmosphère en vibration, une émission mystique qui dévorait les vivants comme une faute sans limite. Un fossé semblait s’être à jamais creusé entre les individus et les missions universelles, et seul un bond absurde pouvait permettre à ceux qui, malgré tout, voulaient se rendre utiles, d’atteindre cette terre ferme que constituait un travail sur un projet concret. Depuis, s’engager signifie vouloir se sauver en bondissant dans une mission à remplir [43]. »

La révolution à laquelle appelait Sartre dans sa « présentation des Temps modernes », ce n’était pas l’écrivain – marqué pour l’éternité par son origine bourgeoise – mais le Peuple qui devait en constituer le vecteur principal. Ceci explique entre autres que Sartre fut constamment préoccupé par la question du divorce entre l’écrivain et son public. Il établit alors une distinction entre public réel (les bourgeois) et public virtuel (les ouvriers), en vertu de laquelle il put « feindre d’écrire pour des lecteurs qui ne le lisent pas et faire semblant d’ignorer qui le lit vraiment [44] ». De fait, le problème était quasi insoluble : pas plus que d’autres, Sartre n’a réussi à toucher véritablement le Peuple, les ouvriers ; tout au plus a-t-il produit un discours sur le Peuple, lu par les bourgeois qu’il détestait tant, non par le Peuple qu’il chérissait. Bien qu’attaché à la restauration d’une « commune mesure » entre la culture et la société, entre l’écrivain et le Peuple, Rougemont n’en concluait pas pour autant que « le sort de la littérature était lié à celui de la classe ouvrière [45] ». Les titres de quelques-uns de ses livres suffiront à illustrer ce point : Lettres aux députés européens, Lettre ouverte aux Européens, L’Avenir est notre affaire… Autant d’appels adressés, soit aux élites politiques, soit aux hommes et aux femmes dont la conscience européenne était embryonnaire, et qu’il se donnait pour mission d’éveiller. Rougemont ne raisonnait jamais en termes de classes. Son public, c’était non seulement les prolétaires, mais aussi la communauté des hommes « renouvelés », c’est-à-dire « rendus à la conscience de leur liberté » : « Il nous faut dire que c’est l’homme en tant qu’homme – et pas seulement le non-bourgeois – qui pâtit du désordre établi [46]. » Dans cette optique, l’écrivain engagé avait pour fonction de dessiner un avenir possible, « au nom d’une vision meilleure qu’il annonce, illustre, anticipe… [47] ». Comme le souligne Antoine Prost, « ces nuances, cependant, ne sont guère perceptibles à l’opinion dans le contexte de la Libération et la force de l’engagement communiste influença tous les autres engagements au point qu’on a pu confondre, pendant quelques années, engagement et engagement au service de la classe ouvrière [48] ». Sartre ne fit pas peu pour entretenir cette confusion.

S’il en appelait constamment à l’action, Rougemont aurait sans doute néanmoins fait sienne cette remarque d’un historien caractérisant avant tout Esprit et L’Ordre nouveau comme des « laboratoires de pensée [49] ». Reformulant plus tard sa position, il appelait ainsi à faire preuve de réalisme et d’humilité quant au sens et à l’étendue souhaitables de l’engagement de l’écrivain : « Responsable est celui qui peut dire, dans une situation donnée : j’en réponds. Mais de quoi l’écrivain comme tel peut-il répondre, sinon de son œuvre elle-même, de sa pensée et de son style ? [50] » Or, à sa façon, Sartre brouillait quelque peu la frontière entre l’engagement politique et l’engagement intellectuel, en traitant de « moralistes » tous ceux qui condamnaient l’activisme partisan. Il reprochait à Denis de Rougemont, « cet Européen », qualifié « d’homme doux, bien élevé et, par-dessus le marché, un Suisse », de discourir dans le vide « au nom du droit des gens » et d’occulter le problème de la violence réelle qu’impliquait le jeu des forces politiques [51]. À l’inverse, la conception sartrienne de la praxis n’était pour Rougemont qu’une manière de sortir de son rôle d’écrivain et de penseur. Ainsi à propos des surréalistes, auxquels Sartre reprochait de « noircir beaucoup de papier », sans jamais rien détruire « pour de vrai » :

« L’écrivain qui détruirait pour de vrai, selon Sartre, ne pourrait le faire par l’écriture mais par l’application de ce qu’il a écrit à la réalité matérielle du physique, donc en cessant d’être écrivain, en reniant sa fonction propre, tel un poteau indicateur qui déciderait de faire lui-même le chemin et cesserait aussitôt d’être utile. La vraie révolution n’est pas celle qui détruit, et la production de valeurs et d’un modèle neuf de société n’a jamais été le fait du militant de base (électeur, manifestant, gréviste ou franc-tireur), mais dans tous les cas que l’on connaît, d’hommes qui ont écrit et même beaucoup écrit. Ce n’est pas parce qu’il n’a rien cassé pour de vrai que Breton n’était pas engagé, mais parce que sa pensée ne fut jamais en puissance d’action politique et demeure purement subversive (comme le fait de descendre dans la rue un revolver dans chaque main et de tirer au hasard sur les passants, qui définit l’acte surréaliste, selon l’un des premiers textes de Breton) [52]. »

Sartre sentait parfaitement qu’il fallait dépasser la révolte surréaliste, et souhaitait l’émergence d’une littérature qui fût à la fois négation et construction : « La littérature concrète sera synthèse de la Négativité, comme pouvoir d’arrachement au donné, et du Projet, comme esquisse d’un ordre futur. » Mais au début des années 1950, il remit le « Projet » entre les mains du PC, seul médiateur autorisé du changement révolutionnaire, pariant sur le fait que le parti sorte un jour du moment totalitaire dans lequel il se trouvait, car « la négativité du parti communiste [contrai­rement à la négativité surréaliste] est provisoire, c’est un moment historique nécessaire dans sa grande entreprise de réorganisation sociale [53] ». La profes­sion de foi allait justifier ainsi plusieurs années de compagnonnage avec le communisme, une sympathie qui ne commença à se fissurer qu’à partir de la répression hongroise en 1956. Mais, en dépit de tout, l’espérance révolutionnaire demeurait néanmoins intacte [54].

Dans un hommage rendu à l’écrivain suisse, Jacques Ellul souligna « la constance, la conséquence qui a caractérisé la pensée de Denis de Rougemont. Il a posé vers 1930 un certain nombre de prémisses qu’il n’a jamais reniées, il a formulé un certain nombre de diagnostics qui se sont toujours vérifiés. Or, le monde intellectuel n’attache pas une aussi grande valeur et notoriété à cette constance qu’à l’inconséquence spectaculaire qui caractérise nos élites. […] Je laisse de côté les spécialistes de la palinodie comme Sartre, justifié par avance par sa philosophie [55] ». Il est trop simple, comme le fait Jacques Ellul, de s’en tenir à cette opposition binaire entre la conséquence de Rougemont et la palinodie de Sartre. A sa manière, et malgré certains invariants comme la notion centrale de « personne humaine », Denis de Rougemont a lui aussi révisé ses idées et leur formulation au gré du contexte idéologique et politique. Il faut sortir des approches apologétiques, et réexaminer au plus près les textes, le milieu, les réseaux au sein desquels a évolué cet écrivain tourné vers l’action. Tel est l’objet de notre livre : Denis de Rougemont. Les intellectuels et l’Europe au xxe siècle, que de mieux apprécier ce parcours et cet engagement apparemment sans faille.