Stéphanie TIBY

Quel est notre rapport au passé aujourd’hui? Cette question, somme toute, très simple, est jalonnée d’embûches et de contresens. Parle-t-on ici de mémoire collective, de traditions, de coutumes, d’Histoire? Dans le contexte actuel, chacun appréhende le passé avec sa propre sensibilité et cela, donne lieu à des situations et des approches assez particulières, du traditionaliste au « druide illuminé », il n’y a parfois qu’un pas. Mais une question subsiste, qu’en est-il réellement de la mémoire? Comment ne pas dénaturer une tradition, une identité? C’est une interrogation à laquelle les folkloristes tentent de répondre et que les nostalgiques ne se posent pas.

Folklore et nostalgie sans mémoire

Le folklore est une discipline qui a un peu moins de deux siècles. Il est né au Royaume -Uni, lorsque l’on s’est aperçu qu’avec l’industrialisation du pays et les modes de vie de plus en plus citadins, on perdait une partie considérable du patrimoine culturel des campagnes, autrement dit le savoir du peuple, le « folk » (peuple) « lore » (savoir). Le Folklore est au départ une grande entreprise d’archivage, il s’agit de répertorier et de mettre par écrit et dessins les us et coutumes du peuple. Mais, dès la fin du XIXème siècle, se sont constitué en Europe et surtout en France, où le folklore connaît un engouement spectaculaire, des groupes ou plutôt sociétés folkloriques qui ont pour but non plus de chercher, décrire et ranger les Savoirs du Peuple, mais de les maintenir par la pratique des Arts et Traditions Populaires et donc par là même sauvegarder leur identité.

Le folkloriste, aujourd‘Hui, est une personne qui connaît ses origines, son terroir, ses traditions populaires et qui diffuse sa culture par le biais de spectacles, de gala, de festivals de folklore internationaux ou pas. Les folkloristes sont organisés en fédération, confédération, conseil, et le réseau des groupes folkloriques européens est impressionnant étant donné son ancienneté[1]. Malheureusement le Folklore souffre d’une image désuète, il ne suscite plus autant d’intérêt et il est souvent assimilé à des mouvements régionaux voire régionalistes qui nuisent encore un peu plus à son image. Malgré cette situation, les folkloristes de tous les pays continuent leur action de maintien des Traditions Populaires et combattent, en quelque sorte, l’oubli des identités propres à une zone géographique.

À l’opposé, de cette pratique se trouve le « Nostalgique ». Il se situe dans une mouvance actuelle de retour aux sources, à la nature, aux vraies valeurs et n’a généralement aucune idée de ce qu’est le Folklore. Ce qui pourrait le caractériser est son ignorance de l’histoire des us et coutumes des différentes régions du monde. Ce qu’il recherche c’est le bien être, le pittoresque, l’atypique et surtout c’est d’y prendre part pour avoir l’impression de faire partie de cette culture, que finalement il ne connaît pas, si ce n’est pas les représentations imaginaires qu’il s’en est faites. En effet, le « Nostalgique sans mémoire » est en permanence dans la représentation et la réalisation d’un antan oublié, qu’il souhaite faire renaître. Mais comment peut-il être nostalgique d’une période ou d’une situation familiale qu’il n’a pas connues?

Le Nostalgique est conditionné par ce qu’il a vu et souffre souvent du « mal du pays ». Pour diverses raisons, travail, mariage, il a dû quitter le foyer familial, son village pour aller vivre en ville ou tout simplement ailleurs. Au bout d’un certain temps (cela peut prendre des générations), il éprouve le besoin de retrouver ses racines. À ce moment-là, il se lance dans une quête vitale à ses yeux, une quête où il est prêt à tout pour atteindre son but : redevenir son ancêtre. La robe de la grand-mère devient un objet de musée ou le fusil du grand-père un objet de culte : « Tu te rends compte, mon aïeul allait chasser avec cette arme pour nourrir toute la famille!!! », le ragoût devient un chef d’œuvre de la gastronomie française et il faut partager cette découverte avec le plus de monde possible. Et de cette façon apparaissent un peu partout des associations de nostalgiques identitaires, ils échangent sur les dernières explorations de leur passé retrouvé (expérience qui à mon sens peut relever de la psychanalyse), explorations, qui pour l’ « homme du coin » n’ont certainement rien d’une trouvaille exceptionnelle.

Là où le folkloriste cherche presque de façon scientifique le patron d’une chemise, la partition d’un morceau de musique, la recette exacte d’une spécialité culinaire; le nostalgique reconstruit avec des morceaux épars une pseudo identité, une pseudo authenticité; il est atteint de « nostalgite identitaire » aigue. Le folkloriste est dans l’histoire de sa région, de son terroir, tente de reproduire à l’identique en se documentant, recherchant des éléments historiques, comme des textes ou des représentations, les actes des habitants de la région et non forcément de son ancêtre personnel. Une des grandes différences entre le Folklore et la Nostalgie est que le premier s’apparente plus à une démarche collective et la deuxième à une démarche personnelle.

Le folkloriste n’est pas en recherche d’un passé, il est dans une logique de maintenance des traditions populaires. Si ses actes sont rythmés par diverses fêtes et coutumes, il rend juste compte d’un rite ancien, d’us qu’il comprend, qu’il apprécie de faire et de perpétuer. Il n’entre pas en religiosité avec l’idée d’un retour aux racines, puisqu’il n’a jamais été déraciné (dans la conception de sa propre histoire), il ne fait que transmettre une authenticité qui lui semble se rapprocher le plus possible de la véracité historique. C’est aussi pour cette raison que le folklore s’est structuré. À ses débuts, et même par la suite, de nombreuses erreurs ont été commises. Surtout dans les années cinquante où les groupes fleurissaient dans toute l’Europe et où le but était de partager et maintenir sa culture, malheureusement sans tenir compte des anachronismes au sujet des costumes, des musiques et des danses. Le folklore était à cette période donnée, dans une recherche identitaire. Cette crise identitaire du folklore était due aux événements de la Seconde Guerre Mondiale, pendant laquelle le folklore avait été très valorisé pour ces vertus patriotiques par le Nazisme et la collaboration, ce qui ternit énormément son image au moment de la reconstruction. Pourtant même dans ce contexte presque politique le folklore n’est pas tombé dans la nostalgie, bien au contraire il a cherché à se moderniser afin de changer son image et devenir attractif.

Mais le nostalgique n’est pas entièrement responsable de ses turpitudes et le folkloriste ne peut être présenté comme une image d’Épinal sans accros ni rayures. Tout est fait aujourd’hui pour que le nostalgique ait un certain regard sur le passé. Toute la journée nous attendons que c’était mieux avant. Il n’y avait pas avait de pollution, ni d’OGM, et que tout le monde mangeait à sa faim. Les produits ne contenaient pas d’additifs; on était plus proche de la nature, on avait des vraies valeurs. Quant au folkloriste, il est rattrapé par le contexte économique, par la mondialisation ce qui parfois l’entraîne sur le chemin dangereux des extrêmes, où certains sont prêts à vendre leurs âmes pour continuer à exister, plutôt que d’essayer de trouver une solution alternative et constructive aux problèmes rencontrés.

Dérives et déperditions

Le nostalgique est nourri depuis presque deux décennies d’un marketing extrême tourné vers l’ancien. Que ce soit dans le domaine de l’alimentation, de la mode (cf : le vintage), de la décoration (la tendance rustique), et même de l’automobile; l’homme moderne, citadin la plupart du temps, est assailli de toutes parts, par le retour aux sources. Le tout est orchestré par de grandes chaînes de distribution qui rivalisent d’inventivité pour le nom de leur nouvelle marque vintage (Reflets de France, la soupe « grand-mère » de Knorr par exemple). Cette tendance a fait l’objet de nombreuses études qui ont abouti à la publication de plusieurs manuels de marketing. Par exemple, dès 2001, avec la parution de Alternatives Marketing, réponses marketing aux évolutions récentes des consommateurs de Véronique et Bernard Cova qui est un ouvrage qui redéfinit les codes de la consommation et donne de nouvelles clés pour adapter les stratégies de vente d’un produit. Il est question ici, de marketing de l’authentique, de marketing des passions ou encore de marketing tribal. Par le biais de la consommation de ces produits estampillés Terroir, le nostalgique assouvi en quelque sorte son désir d’ancien, d’authentique. On pourrait désigner cette discipline sous l’appellation de marketing de la mémoire. Le nostalgique veut de l’authentique, la grande distribution lui en donne et le rassure.

En effet, ces modes de communication font appel à ce que nous avons au plus profond de nous, notre enfance. Le nostalgique par définition, si je puis dire, est en perpétuelle reconstruction de son passé, qui lui semble avoir été plus heureux que son présent, voire que son avenir. Il souhaite, par-dessus tout, retrouver les sensations d’antan et se laisse manipuler sans résistance par cette ambiance passéiste que lui imposent petit à petit les grandes marques. Mais ce conditionnement creuse un fossé (bien réel lui) entre la réalité de l’authentique et du terroir et l’imaginaire presque féerique que le nostalgique a nourri à son égard. Quelle n’est pas sa déception quand il s’aperçoit que le paysan vivant à côté de sa propriété de campagne ne fabrique pas lui-même son fromage, et qu’il ne cultive pas ses légumes? Et que, donc la soupe de Grand-Mère Knorr achetée et consommée la veille n’a rien en commun avec le dîner de ce cher Monsieur pittoresque, qui, ma foi, est finalement, résolument « moderne ».

De plus l’emploi répété de certains mots a fini par les vider de leur sens. Tous les jours nos publicitaires et communicants réécrivent nos dictionnaires. En passant par des schémas psychologiques alambiqués, ils choisissent un mot « fourre tout » évoquant le passé au plus grand nombre et le colle sur l’étiquette de toute une gamme de produits dont le packaging a savamment été pensé. Ainsi le terme, « terroir », qui au départ signifie « Terrein considéré par rapport à l’agriculture » (Littré) , a fait les frais de cette manipulation et aujourd’hui, il est presque devenu un synonyme d’ « authentique », dans le langage courant de la communication, terme qui selon la définition du Littré signifie: « dont la certitude, dont l’autorité ne peut être contestée ». Alors, qu’est-ce qu’un fromage industriel, même enveloppé dans un joli petit foulard à carreaux rouge et blanc, a d’ « authentique »? À ce moment précis, se pose une question fondamentale pour décrypter les nouveaux codes de notre société de consommation, que le nostalgique a parfaitement assimilé. Les communicants ont fait de ces mots des sortes de Label, de gage de qualité usurpé à une région.

Mais dans cette mascarade de l’ancien, le folkloriste n’est pas en reste, au contraire. Le folkloriste peut devenir « sectaire », et l’organisation même du réseau des groupes folkloriques en France, en témoigne. Chacun cherche à tirer la couverture à soi, s’autoproclamant tour à tour plus authentique (dans le sens propre du terme), et surtout plus sérieux que son voisin, et parfois même que la fédération à laquelle il appartient et à laquelle il a adhéré de plein gré. Cette situation fait qu’actuellement, il existe au moins cinq fédérations ou confédérations différentes sur le territoire français. Elles ont toutes les mêmes activités et pour se réconcilier signent des chartes de bonne conduite et pratique du folklore. Cette situation dessert notre folkloriste engagé. Aujourd’hui pour enseigner la danse, la musique, le chant, la couture au sein d’un groupe folklorique il faut passer des « examens de niveau » reconnus par une des fédérations nationales. Cette pratique mise en place il y a maintenant quelques années pourrait s’apparenter à une sorte de volonté d’uniformisation des pratiques folkloriques en France, et donc ne pas avoir l’effet escompté, qui était au départ de transmettre ces disciplines dans le respect le plus total de la tradition.

Mais d’autres écueils jalonnent la vie du folkloriste. La mondialisation et l’avènement de la sur communication peuvent l’amener à faire des choix plus qu’hasardeux pour sa survie. Ainsi nous voyons de plus en plus de groupes folkloriques choisir la voix de l’uniformisation de leurs costumes sur scène, car cela facilite pour le spectateur l’assimilation d’une région à un costume, et qui à mon sens est rétrograde et s’apparente aux erreurs commises par le passé par le Folklore. Mais pas seulement, il s’agit aussi de s’adapter à un public qui ne souhaite pas ou plus entrer dans le détail de telle ou telle tradition, mais qui souhaite plutôt quelque chose de simple, qu’il peut regarder sans se poser de questions, quelque chose qui ressemble presque à un programme de télévision et qui rempli son rôle d’ « authentique », de « régional » à la page historique de ses vacances d’été. Cette pratique du folklore se retrouve dans tous les pays d’Europe. Malheureusement, cette uniformisation ne rend compte en rien de la réalité de l’identité d’une région et parfois peut avoir des semblants de bêtes de foire. La belle démarche de maintenance des traditions du folkloriste est mise à mal une fois de plus.

… Des points communs?

Le nostalgique et le folkloriste peuvent pourtant avoir des points communs, quand ils se dirigent vers les extrêmes de leur « discipline respective ». Il se développe grâce à Internet, une série de communautés, auxquelles notre nostalgique pourrait être tenté d’adhérer. Elles peuvent représenter pour lui l’expression profonde de sa quête identitaire, même si souvent elles n’ont aucun rapport avec sa région d’origine. Il peut être séduit par le retour à la nature grâce à une communauté druidique qui « sévit » dans la forêt de Brocéliande ou, par le retour source d’une communauté de Gaulois, qui remettent aux goûts du jour des valeurs et principes patriotiques de la France sur fond de redécouverte des merveilles de la culture française. Mais si l’on étudie de plus près certains de ces groupes, souvent des idées réactionnaires ou d’extrême droite sont glissées dans leurs discours. Il en va de même pour le folkloriste trop engagé qui tombe dans le piège du régionalisme et de la revendication politique parfois violente et qui par ses actions renvoie une image très négative de sa culture, de son identité.

Enfin, ce qui pourrait rapprocher encore un peu plus nos deux personnages, c’est que, quoi qu’ils en disent, ils ont tous les deux la même démarche un regard et un repli vers le passé. Peut-on expliquer cette attitude par la mondialisation, par la démocratisation d’Internet dans les pays occidentaux, par l’élargissement de l’Europe? Ce besoin incessant de retour au passé n’est-il pas un signe; presque pathologique de l’expression d’une peur du « Grand » qui favorise l’anonymat? Qui dit anonymat, dit perte de son identité. Le nostalgique par ces actions et son mode de vie ne souhaite surtout pas s’égarer de nouveaux et devoir recommencer une quête existentielle, qui l’a mené à se reconstruire une identité. Le folkloriste a cette même angoisse du « Grand », comment peut-il exister dans un espace où tant de cultures et d’opinions se mélangent? Le fait de pratiquer le Folklore le rassure, le rattache à sa chère terre natale qu’il ne quittera jamais de peur d’être confronté à l’oubli. Dans les faits, ils éprouvent tous deux un besoin de se souvenir pour exister comme si leur avenir ne pouvait pas être vécu, si ce n’est à travers les prismes du passé.