Anne-Kim LÊ TRI

Le concept de patrimoine européen : méthodes et principes de validation

Les questions que je propose d’aborder touchent de près deux grands thèmes retenus par notre groupe de recherche. A savoir :
1) La nouvelle identité européenne et les discours sur l’Europe.
- Le rôle du patrimoine culturel dans le dispositif identitaire : recherche de traits communs dans l’optique européenne à travers le concept de patrimoine européen considéré comme un “capital génétique” essentiel à l’avenir de l’Europe, qu’il faut défendre.

2) Les problèmes de transmission du passé et les problèmes de sélection.
- Le patrimoine européen comme miroir de l’histoire européenne (une mythologie européenne ?) et comme miroir de la culture européenne (mais alors laquelle ?)
- Comment définir le concept de patrimoine européen, à partir de quels critères de sélection ? Quels sont finalement les objets méritant d’entrer dans le patrimoine européen?

1. Le rôle du patrimoine européen dans le dispositif identitaire

L’approche institutionnelle de la notion de “patrimoine européen” :
Nous assistons actuellement, comme le remarque Dominique Wolton[1]
« à un mouvement assez fort de réactualisation de l’unité culturelle européenne pour y trouver un appui au projet politique européen, qui souhaite enraciner sa légitimité et sa force en mobilisant les idées de culture et de “patrimoine européen” ».
Quel sens, quel contenu et quel rôle les institutions européennes attribuent-elles à la notion de « patrimoine européen »?
Le patrimoine s’est constitué au fil du temps à travers des échanges et des influences réciproques et présente des caractéristiques communes au delà des particularités nationales ou régionales. Ce jeu des diversités et des constantes est un moyen privilégié pour le citoyen d’appréhender son appartenance régionale, nationale et européenne. L’action de la Communauté dans le domaine du patrimoine culturel peut ainsi contribuer à l’affirmation d’une citoyenneté européenne, fondée sur une meilleure connaissance de sa propre culture et celle des autres pays de L’Union[2].
Cette définition du « patrimoine européen » n’en est pas tout à fait une. Si elle consiste en la reconnaissance d’un héritage commun, rien n’est dit sur le concept, ni sur son contenu, si ce n’est qu’il comporte une dimension locale, nationale, et européenne. Quant à son rôle, il est clair que Bruxelles y voit un moyen de promouvoir le projet européen : la connaissance du « patrimoine européen » engendrerait une prise de conscience européenne et donc d’adhésion au projet européen. Cette mobilisation pour l’Europe se traduit dans une volonté de faire du thème de l’unité culturelle, au sens de la civilisation, de la tradition et de la mémoire, le socle du projet européen. L’idée que l’Europe est, dans une très large mesure déterminée par sa culture et qu’il existe une identité européenne, est pour ainsi dire devenue un lieu commun dans la discussion politique des dernières années. Ceci vaut pour les rapports en Europe Occidentale au sein de la Communauté européenne et du Conseil de L’Europe, de même que pour le dialogue mené avec les Etats d’Europe centrale et orientale. On peut donc envisager la notion de « patrimoine commun » comme un argument diplomatique. En effet, le Conseil de l’Europe légitimise sa démarche patrimoniale en reconnaissant le patrimoine comme un fait de société :
Dans ce contexte, le patrimoine acquiert une dimension politique et devient un élément important dans l’architecture de la construction européenne. Il constitue une réponse valable à la nécessité de recherche identitaire que ressent une société aux limites géographiques indistinctes, marquée par une mobilité croissante, confrontée à une montée du racisme, de l’intolérance, et se réclamant de plus en plus du principe historique[3].
Il s’agit cette fois-ci de faire de l’Europe, un vaste espace de sécurité démocratique autour des principes que cette institution proclame, dont notamment la prise de conscience d’un patrimoine culturel commun riche dans ses diversités. Bien qu’il ne s’agisse pas de la même Europe (Europe communautaire et Europe démocratique) dans un cas comme dans l’autre, on constate que, à défaut d’une définition claire, le patrimoine est vu comme un terrain consensuel, où chacun peut puiser les sources d’une identité européenne.
Face à cette position, il nous semble nécessaire d’approfondir la notion de « patrimoine européen » en abordant la problématique des principes de sélection qu’elle suppose.

2. Problèmes de transmission du passé et problèmes de sélection.

Le patrimoine européen comme représentation d’une histoire et d’une culture européennes pose le problème de la mémoire sélective :
Si on admet avec Josep Fontana[4]
de remettre en question les mythes européens, on prend le risque de donner une vision négative de l’histoire européenne (impérialisme, intolérance, génocides, complexe européen de supériorité), à laquelle il est difficile de s’identifier.
Si on propose une vision apologétique de l’histoire européenne afin de constituer un socle solide de la construction européenne, en n’en donnant qu’une vision mythologique et glorifiante, la valorisation du patrimoine européen risque de flirter avec ce que l’on appelle la propagande.
Il s’agit donc, avant d’entreprendre un travail théorique sur les principes d’inventaire et de sélection et sur les modes de présentation du patrimoine européen, de clarifier sa propre vision de l’histoire européenne, en se posant la question des limites d’une revendication d’une identitié culturelle européenne.
Jean-Michel Leniaud souligne ainsi le rôle du médiateur, « intermédiaire entre le groupe et sa mémoire ». Il voit s’exercer ce rôle au niveau de la sélection du patrimoine (historien, archéologues, conservateurs…). Son intervention procède de sa formation, de ses références culturelles ou même de son idéologie. Qui décide alors des choix à effectuer sur le contenu du projet patrimonial? L’équilibre ne serait-il pas à trouver entre deux dérives toujours possibles : le parti pris du médiateur, expression de ses choix culturels ou de la mode, et l’arbitrage du politique, influencé par les courants d’opinion ou données économiques extérieures ?
Si les méthodes de l’histoire de l’art sont les mêmes à quelques variantes près, d’un bout à l’autre de l’Europe, on observe des partis pris très différents lorsqu’il s’agit de recenser et de sélectionner des oeuvres. Les inventaires européens ont une histoire extrêmement diverse et cela est dû aux circonstances particulières de chaque Etat, à la situation de l’histoire de l’art, aux mentalités et habitudes sociales[5]. Si chaque Etat a mis en place une politique patrimoniale, avec ses propres critères de sélection et ses méthodes d’inventaire, on peut se demander quelles sont les conditions nécessaires pour qu’une oeuvre, ou un projet patrimonial acquière une dimension européenne. Comment décréter telle ou telle chose « patrimoine européen » et de quoi serait-il constitué?

Tentons une brève typologie des hypothèses à ce sujet.
a) Le patrimoine européen comme un corpus d’oeuvres :
Le patrimoine européen, ce n’est pas la somme des identités locales, il ne viendrait à personne l’idée que la peinture européenne, par exemple, se constitue de la juxtaposition des peintures italiennes, flamandes, espagnoles, françaises. Si la plupart des musées opèrent ainsi, c’est par commodité matérielle ou paresse intellectuelle qui empêche de distinguer le fonds collectif et les traits spécifiquement locaux.[6]

b) Le Patrimoine européen comme héritage commun :
Par héritage européen commun, je ne comprends pas seulement les souvenirs de l’Histoire, les événements vécus ensemble, les styles et les mouvements partagés, les écoles de philosophie et le développement technique, mais aussi – et surtout les valeurs ainsi produites, et par conséquent, les intérêts contemporains communs. La recherche d’une identité nouvelle surgit du sol de l’héritage commun qui se compose, à mon avis, de cinq éléments : les héritages historiques, les héritages intellectuels, les héritages artistiques, le patrimoine des valeurs, et une évidence dialectique.[7]

Il est vrai que l’on a pu observer que l’art, les idéologies, les sciences, les techniques circulent ou font l’objet de déplacements individuels ou collectifs, mais que les créateurs et les lieux de création apparaissent en tant que tels avec la désignation nationale qui leur est propre. Même s’ils appartiennent à « l’aire européenne », leur adhésion à un espace culturel et éthique commun, n’implique pas forcément de leur part un européanisme militant, ni même une conscience d’identité européenne.


c) Le patrimoine comme la recherche d’une cohérence :

Le patrimoine européen, c’est avant tout l’expression conjuguée d’une recherche de la diversité et d’une recherche de l’unité; c’est pourquoi il échappe à l’artificialité des normes, quantitatives ou qualitatives. Il en est même l’extrême contraire.[8]

Face à la multiplicité, à la diversité des réalisations stylistiques européennes, voire à leurs oppositions, peut-on parler encore dans ce domaine d’identité culturelle? En se référant à Edgar Morin, on peut défendre l’idée d’une identité culturelle européenne sur le plan esthétique au nom de cette diversité. Dans son livre Penser l’Europe, il inscrit cette diversité comme l’essence même de l’Europe : « L’Europe est un Complexe [ . . . ], dont le propre est d’assembler sans les confondre les plus grandes diversités et d’associer les contraires de façon séparable »[9].

On comprend ici que l’enjeu réside dans la faculté de pouvoir rendre compte de cette diversité esthétique à l’opinion publique, car si cette diversité est une idée acquise pour de nombreux intellectuels, l’idée d’Europe reste vague et confuse pour la plupart des citoyens européens.

Tous les discours s’accordent sur un point pour définir la spécificité du patrimoine européen : l’unité et la diversité. Ces deux notions antinomiques supposent-elles d’envisager, dans le cadre de sa mise en valeur ou de sa conservation, des critères de sélection supranationaux?

Dans une communication au Conseil, la Commission des communautés européennes affirme que si la notion traditionnelle de patrimoine national ne doit pas être abolie pour telle ou telle oeuvre d’art, elle devrait aussi être élargie pour bon nombre d’autres, jusqu’à une nouvelle notion de « patrimoine communautaire »[10]. Le même travail de définition, mais à l’échelle de la grande Europe, est impulsé par de nombreux colloques. Ainsi les tables rondes qui se sont déroulées dans le cadre de l’événement de « Mémoires pour l’Europe »[11] ont constaté un glissement sémantique du concept de « patrimoine européen » :
- Traditionnellement il existait un lien organique entre les notions de « monuments historiques » et de « nation ». Aujourd’hui, il existe une dissociation entre la notion de patrimoine et celle de territoire (il faut ici faire référence au développement de concepts comme celui de patrimoine mondial, élaboré par l’ Unesco). Ainsi l’extension de la notion de patrimoine peut aller du monument historique jusqu’au paysage, aux architectures vernaculaires, techniques industrielles du XXème siècle et au patrimoine conceptuel.
- La matérialité des biens n’est plus un critère décisif puisque l’on doit prendre en compte de nouveaux supports et l’abstraction progressive de ce support. Le patrimoine a changé dans sa perception. Jadis lié à un support matériel, il en était entièrement dépendant. « L’événement capital serait la rupture entre son support “réel” et la représentation que l’on en a »[12]. On reconnaît aujourd’hui l’existence d’un patrimoine « conceptuel » exprimant l’identité de communautés même minoritaires : langues, croyances, arts ou traditions populaires et autres créations intellectuelles ou artistiques. De même, font partie du patrimoine immatériel, les routes, les lieux et les sites de mémoires, (lieux dédiés à la mémoire des malheurs de l’humanité…).
- L’authenticité et l’ancienneté du bien à préserver laisse la place au souci d’explication, la signification du patrimoine l’emportant souvent sur l’authenticité. Partant du principe que tout projet ne s’insère pas seulement dans un contexte théorique, mais dans un milieu humain donné, une réflexion s’impose à l’échelon de la grande Europe, sur la déontologie et sur l’idée d’authenticité en matière de patrimoine. En Europe, des acceptations différentes de l’authenticité s’imposent selon que l’on considère le marché des objets d’art, le patrimoine monumental, ou le patrimoine paysager.
- La préservation et la sélection relevant de la décision des pouvoirs publics laissent la place à la préservation relevant de l’engouement du public. Ainsi, la responsabilité de sa conservation et de sa mise en valeur appartient à un ensemble du corps social plutôt qu’à un secteur spécialisé. Un groupe d’experts européens sur les « perspectives de la conservation »[13] soutient l’idée d’une responsabilité « transversale » supposant l’éveil d’une conscience des valeurs patrimoniales, culturelles ou naturelles, dans divers secteurs de l’activité économique et sociale. En se plaçant de ce point de vue, la sauvegarde du patrimoine ne résulte plus tellement de la responsabilité exclusive « des gardiens » du patrimoine, mais devient l’expression d’un projet élaboré par un ensemble de partenaires. Ainsi l’idée du patrimoine n’est pas simplement fondée sur la défense contre une agression potentielle, mais traduit une aspiration, un engagement partagé.
- Le génie créateur de l’homme n’est plus le seul critère, les témoignages douloureux de l’histoire de l’humanité et de la volonté destructrice de l’homme doivent aussi être préservés. Il ne s’agit plus seulement d’exalter quelques grands monuments historiques politiques et artistiques d’une nation, mais d’arracher à l’oubli les dernières bribes de l’identité d’un groupe. Peu importe la qualité formelle du bien à soustraire aux forces de la destruction, peu importe même que ce bien soit matériel ou immatériel : l’objectif est de sauvegarder une mémoire particulière, d’en permettre le cas échéant, la commémoration.

Le Conseil de l’Europe se charge actuellement d’élaborer une étude sur la notion de « lieux de mémoires d’intérêt européen »[14]
et qu’il propose d’en faire l’inventaire, afin de constituer un support matériel à cette mémoire européenne. (Il sera intéressant de suivre de près l’état d’avancement de cette étude et d’observer l’élaboration d’un système théorique à ce sujet).

Nous venons de voir dans ce qui précède que la représentation du patrimoine, dans l’Europe d’aujourd’hui, est marqué par le double abandon de l’ancrage patriotique et de l’exclusivité de la grande culture. D’une part, elle englobe désormais, bien au-delà de l’héritage monumental, un ensemble de figures et d’activités tenues pour significatives du passé. D’autre part, sa définition n’est plus étroitement nationale, mais tend à s’identifier à un espace culturel européen, voire occidental. Autrement dit, le fait d’identifier le patrimoine européen comme support d’une identité et d’une mémoire européenne suppose un élargissement des critères de sélection qui annule le principe même de sélection. Quels sont les moyens d’éviter que le patrimoine européen ne devienne un immense “fourre-tout”? Comment resserrer le champ de cette notion afin qu’une exigence de qualité subsiste, afin d’éviter de s’écrouler sous le poids du passé, tout en conservant des critères de sélection assez larges pour y englober la plus grande diversité ?
Tentons une ultime hypothèse sur la notion de patrimoine européen. La dimension européenne ne se manifeste pas tant dans un contenu aussi large que problématique, mais dans une démarche, un état d’esprit encyclopédiste, qui consiste à classifier et à conserver. Cette attitude correspond à une phobie de la perte de mémoire et de l’identité, et ne se traduit pas de la même façon dans les autres continents. C’est la nécessité de mettre en scène un patrimoine, un certain mode de transmission et de représentation du passé et de la mémoire collective.
Le patrimoine culturel est une valeur commune de l’Europe, une expression de la conscience historique et de l’humanisme européen. Plus qu’un contenu c’est la façon dont on présente le discours qui l’accompagne qui témoigne d’une spécificité européenne. Le « patrimoine européen » est si varié et même, à la limite, contradictoire, qu’aucune conclusion utile à l’action ne peut en découler, si du moins l’on se borne à un inventaire historique. Seul un choix, lui-même orienté, est capable de dégager des tendances profondes, celles qui tracent, de bout en bout, une signification et sont par-là même
capables d’éclairer et orienter une action. « A vrai dire, la culture réside moins dans un patrimoine que dans la façon qu’on a de le valoriser ; et cette façon suppose un projet, lequel suppose une volonté »[15].

Anne-Kim LÊ TRI