Mésomorphe, parfois [8]

L’eau est fluide mais la mer pâteuse.[9] La terre est ferme, et l’eau alors ? Plus dure que le béton, on s’y écrase, on vole en éclats à son contact si l’on tombe de haut, c’est bien connu, n’en faisons pas un plat.
Une eau presque terre, à en marcher dessus, Michel Serres parle bien souvent de son « globe terraqué », belle et juste expression.
Elle échappe à la main impérieuse qui jamais ne la forme sauf gelée, figée. Froide, elle brûle les doigts : elle cumule toutes les ambivalences. Violence et tendresse maternelle de son nom si beau, ce féminin sans « e » final, comme suspendu dans l’air, en instance de « résolution », comme on dit en harmonie. Note suspendue comme un fruit mûr. Note en suspension… dans l’eau comme un fruit de mer. Denrée contenue.

Mer, lieu de vie et de survie : on vit dedans et on vit dessus et on vit autour de tout ce qui vit dedans, son fruit. Et cependant tant d’îliens tournent le dos à la mer, à la pêche et sont agriculteurs, les peuples lacustres, bien terriens sont (étaient), eux, d’actifs pêcheurs. Etudions la mer :
Anthropologie : mer de labeur, mer de loisir, mer spectacle.
Paysages : mer lisse, mer rugueuse, mer bosselée.
Sociologie : travailleurs de la mer, laboureurs d’écume, pêcheur d’hommes de Tibériade ou d’ailleurs.
Lieu de tout et lieu de rien on y passe et trépasse, on y vient et revient, on y va pour partir. Promontoire embarcadère où déjà, d’Amsterdam, Cherbourg, Brême, Bristol ou Portsmouth l’Amérique vous happait. De gré, parfois de force. En ces temps d’espoir l’Europe forgeait ses essaims.

La mer est un tissu de plis au creux desquels se lovent les espoirs les plus fous. Richesses du corps et de l’âme, rêves de refuge, d’aventure, de fuite et de retrouvailles. Inexorable condamnation de l’Europe à aller au-delà de ce promontoire asiatique qu’elle constitue, au-delà d’elle-même, à se dépasser dans la transe transatlantique. Déjà, navigateurs au goût très sûr, les Vikings naviguaient à l’estime : couleur, parfum, salinité, fumet… leur servaient à se diriger, ils avaient le goût de la mer. Pas de sextant, pas d’astrolabe. Quelques oiseaux et un astre dans les rares déchirures des nuages bas et soudés verrouillaient la position … et voici l’Amérique ou Vinland : plutôt Erica ou Leifa qu’America.
Leif fils d’Eric le Rouge. Rouge, et pour cause, l’exil et la mer ne lavent pas tout. Tel la clé de Barbe-bleue, rouge il est resté. Leif, son fils ne valait guère mieux. Coléreux, brutal, taciturne. Leif avait ses humeurs. En outre il était indécis. Prétend-on parfois.
La mer est humorale, humeur ou plasma physiologique, elle a de ces humeurs et ses humeurs, ses flux et ses reflux rythment, avec régularité, la couleur du temps et des vents. Gros dos ou gros ventre, hautes et basses eaux, retournement de la plénitude riche qu’elle enfante et dépose, oublieuse, sur l’ourlet pélagique.

A force, elle fatigue la terre. Terre harassée de marées, recrue de ces lances dressées vers le ciel, puis vers elle-même. Terre, pointée par ces langues ferlées s’enroulant autour d’autant de langues de terres battues et rebattues par les vents d’Autan, vent de haute mer, ou d’autres vents encore, épines drues qui s’avancent dans la mer transatlantique. Babel de langues entrelacées en un tellurique baiser [10].
La mer montre la terre de ses milliards de doigts. La terre montre la terre qui frémit au-delà : Europe embarcadère, fragile tête de pont, promontoire téméraire, jeté là sans raison.

Nuance

Bleue rarement, noire ou verte souvent, gris argenté aussi bien qu’irisée, la palette océane ne tient pas la profondeur. La lumière s’y exténue et la nuance s’y épuise en un noir abyssal, renouant, passé le mince épisode atmosphérique avec la nuit universelle. La mer refuse la lumière, elle en joue tous les rejets, toutes les réfractions, toutes les réflexions et éclatements.
Mais ceux qui ne la regardent pas, ceux qui en parlent, veulent la voir bleue. Donc bleue, elle sera. Symbolique du bleu mythe. Riche de rêveries, de la pureté mariale à l’affirmation commerciale d’un beau temps permanent de carte postale, toute la gamme des valeurs affectives s’investit. Passons sur les lieux communs et la recette du bleu théorique. Préférons aux à-plat sans talent l’efficacité du moiré, du diapré, du chamarré, mousseux, écumant, zoné, strié, bigarré, ourlé, frangé…
Surface instable d’une profondeur à la noirceur mate. Bachelard évoque la noirceur secrète du lait[11]. La mer oppose une opacité solide se refusant à toute transparence.
Sa profondeur nous défie. Le marin n’y prend pas garde. Il ne la supporterait pas. S’il y pense c’est qu’il n’est pas marin, c’est un poète. Melville la tête contre la paroi de la cabine, contemple les quelques centimètres de bois qui séparent le marin de son sépulcre. Piètre marin, Melville. « I am sleepy, and the oozy weeds about me twist. »[12]
La mer happe, enlace, enserre, assimile, incorpore et rejette enfin. Enfin, parfois. On se demande bien pourquoi. La violence est multiforme alors pourquoi pas. Pas de faute, pas de bien ni d’amour. C’est.
Si l’on s’en sort. Si l’on surnage, si l’on flotte, tant pis tant mieux. Si l’on s’abîme, alors tant mieux tant pis. Qu’importe au bout du compte ?

Le tour du monde et la fin d’Océan

La mer fait le tour du monde, matériau aqueux et sans frontières. Les océans sont circonscrits par nos repères pointilleux. Les mers sont closes et restreintes, les océans font le tour du monde et sont vastes. Mer fermée, océan ouvert ou bien ? Tout et son contraire. Voilà la grande certitude. C’est comme la sagesse populaire des proverbes, dictons et maximes. Tout et son contraire. Heureuse époque. Peut-être bien…
Les Portugais ont tout fichu par terre… par mer plutôt. Les Portugais avec leurs grandioses et excellentes navigations ont mis un terme à Océan. Lointaine et infinie réserve d’eau douce qui se sale lentement en s’approchant des côtes pour former les mers. L’infini des héros et des dieux donnait aux Grecs une source inépuisable d’eau douce : Okeanos. La mer était locale, humaine ; Océan était divin, lointain, théorique et infini. C’est fini.
Les Portugais ont mis bon ordre à ce scandale : un monde ouvert à tous les vents, à tous les dieux, à tous les ravitaillements mystiques… Intolérable ! En tout cas pas chrétien.
Exit Okeanos[13]. Vive la mer, les mers, les sept mers … et on en ajoute, encore et encore. On les enfile comme des perles jusqu’à en former le collier qu’un Magellan tentera de fermer… ses hommes y parviendront, puis tant d’autres depuis, à toute vitesse, à toute vapeur, avec toute la toile. Rêves d’infini, rêveries de départ, devenus rêves de retour, rêveries de la hâte et du recours lancé en défi à la tête d’admirateurs jaloux et bêtes. Bêtes comme des bêtes… de course. Courir puis recourir, affaire de tapis verts, seule l’humidité change, selon l’humeur de l’arbitre, l’humeur du banquier ou de la fédération.
La Terre était ronde, et on le savait depuis un bon bout de temps. Mais on pouvait encore la rêver infinie, c’est-à-dire, un infini à la grecque. Pour Aristote est infini ce qui reste à finir, à parfaire, à clore. Autrement dit est infini ce qui est en cours, inachevé, non clos, sans ourlet en quelque sorte et, dans tous les cas, à poursuivre, à achever.
Voici comme était la mer d’avant les Portugais…
Tout autre est l’infini qui n’admettrait pas de limite : mer au bout de laquelle on tombe dans le vide universel. Planche à requins des pirates sur laquelle est poussée la barque du mort et lui facilite le transit dans un au-delà bien concret et aussi vigoureux que la matière tangible. L’homme goûtait alors aux infinis épais et bien constitués. Comme on ne savait pas on comprenait tout, tout était inclus, compris, incorporé.
Mais nous, nous savons. Nos rivaux ne sont plus les dieux. Nos rivaux sont humains. L’hominien est parvenu à ramener tout à sa minuscule, microscopique mesure et il explose d’orgueil de posséder cette faculté de miniaturiser par ses fictions sportives, scientifiques ou commerciales les plus vastes étendues, les immensités insondables, dont il ne parvient pas à se faire une idée. Tant qu’il en parle, il les vend, tant qu’il les vend elles existent selon la description qu’il en fait. Et le tour est joué. Mauvais tour, sans doute, mais tour du monde sûrement.
La mer est polluée. Polluée par la compétition où l’humain justifiant par le profit l’inutile spectacle de sa débauche d’énergie met en scène son animalité la plus farouche : celle de la rivalité spectaculaire. Mécanisme basique de la horde[14].
Pourtant, les baleines en meurent de rire : le tour du monde par mer, avec tous ces continents qui obstruent l’hémisphère nord, ne peut être autre chose qu’un tour plus ou moins large de l’Antarctique. Petit monde qui met la planète à portée d’humain. A portée de l’humain-spectacle et de ses quelques centaines de partenaires qui fourbissent en coulisse les moyens du marathon. On joue là, bien évidemment, toujours au même jeu : changer d’échelle. Jeu technique, jeu moderne pour planète de poche et océans portables.

Modernité

Si vous n’aimez pas la mer prenez l’avion. Pas l’hydravion qui procède et provient toujours du même élément, et souvent y retourne. Non, l’avion, le « vrai », ignore ou veut ignorer qu’il existe autre chose que la terre la plus ferme possible. Etrange objet qui, pour des raisons de vent, décolle parfois en tournant le dos à sa destination. Qui aussi, tire des bords, mais pour des raisons administratives, rarement à cause des vents. Qui navigue dans un fluide mais pas sur un fluide. Le navire est un objet de l’entre-deux, l’avion, lui, est entièrement immergé dans son milieu. Tel un sous-marin aérien, c’est un vaisseau subatmosphérique. D’ailleurs à l’instar du sous-marin traditionnel l’avion voit ses hublots rétrécir avec les générations, il sera bientôt aveugle. Déjà Concorde, vieil avion du temps ancien, perdait la vue. L’imaginaire du voyage tend vers le schème du métro : véhicule aux verres teintés, si sombres qu’on ne voit plus la différence entre les tunnels et les stations. Heureusement, il y a les annonces et les moniteurs vidéo. Ainsi ira l’avion tandis que la mer se raccroche encore à la croisière, pour un temps et pour certains.
Si vous n’aimez pas la mer faites un tunnel. Sous la Manche, sous le Storebaelt ou sous le Cap Nord : tuyau à touristes — ouvrez la vanne et ça se déverse. Exotisme contre devises, le troc est vite accompli. Tinette, autre fournée. Voyez caisse, merci[15].
Faites un tunnel comme en montagne, sous le Mont Blanc, sous le Mont chose ou machin. Parfois ça bloque, ça coince, ça casse, ça flambe ou ça s’inonde. Mais c’est, voyez-vous, que vous n’aimiez pas la montagne, pas la mer non plus, sous quoi se tapissent les tunnels aux sens innombrables, à l’ambiguïté tenace et menaçante. Quelle sorte de creux est-ce donc là ? Les lieux creux vous aiment et vous étreignent aussi. Toxique et vorace miniature, Minautaure a survécu, c’est Thésée qui est mort. La preuve : le creux, la chambre, le boyau labyrinthique, avec régularité en nos tunnels exige son tribut.
Si vous n’aimez pas la mer faites un pont[16]. S’élancent aujourd’hui des ponts si longs qu’on n’en voit pas le bout de rive à rive, qu’on ne saura pas si l’on arrive, que l’on ne sait pas si l’autre rive est encore arrimée quand on parvient de l’autre côté. Pensez donc, comment un pont pourrait-il relier deux rives qui ne se voient pas. On n’est jamais sûr d’être arrivé, on n’est plus sûr d’être parti. Allons, ce n’est pas sérieux des ponts si longs. Ils risquent de se perdre en route, il en est même qui se tapissent dans des tunnels pour une partie du parcours. C’est bien la preuve, non ?
Capture l’île au lasso ! Arrime au continent. Ignore le flot qui gronde. Inaugure en grandes pompes. Les puissantes haussières bravent tempêtes et vents. Il n’est si forte amarre qui un jour ne se rompe. Tout espoir est permis d’entendre un jour ce cri :
Une île à la mer ! Le bâton est rompu.