Michelle van WEEREN

Sur l’île de Bensalem, décrire par Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide en 1624, des marins naufragés découvrent une société entièrement organisée autour de la science et l’innovation. Les sages qu’ils y rencontrent leur confient les secrets de l’accumulation du savoir et des diverses manières dont ils manipulent leur environnement naturel pour en tirer le meilleur bénéfice pour les humains, souvent grâce aux artifices techniques. Certains des exemples donnés, qui devraient dans l’époque de Bacon être considérés comme des miracles, comme la possibilité de manipuler les espèces végétales pour « faire en sorte qu’elles croissent et portent des fruits plus vite qu’il ne leur est nature » (Bacon, 1624, p. 122), sont devenues des réalités banales aujourd’hui.

Bacon était le premier à utiliser la notion de « progrès » dans une conception temporelle et non plus spatiale. Avant, le terme progressus indiquait l’avancée d’une armée, mais Bacon l’emploie pour la première fois pour indiquer le cumul des savoirs. Avec d’autres auteurs comme René Descartes, Bacon a donc été un fondateur de l’époque moderne, et un inspirateur de l’idée selon laquelle on peut améliorer la condition humaine grâce à un travail collectif de cumul des savoirs et des connaissances. La recherche de la nouveauté est au cœur de la société des savants qu’il décrit, où les inventeurs se voient ériger des statuts (Bacon, 1624, p. 131 – 132).

Conformément à ce qui se passe sur l’île imaginaire de Bensalem, les Européens commencent, à partir de la naissance de l’époque moderne au XVIIe siècle, à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, s’affranchir des normes naturelles, dominer et manipuler les organismes vivants, etc. (Illich, 1957, p. 57). Les techniques sont les artifices par excellence pour améliorer l’efficacité de ces pratiques. Aujourd’hui encore, nous nous trouvons toujours dans la parfaite prolongation de la pensée amorcée par Bacon au XVIIe siècle. En ce qui concerne le progrès technique, cette pensée est dominée par trois croyances fondamentales : le progrès technique est indispensable au progrès humain, la technique va résoudre tous nos problèmes, et tout ce qui peut être inventé, doit être inventé.

Le progrès technique est indispensable au progrès humain

Le premier de ces mythes consiste donc à croire que le progrès technique est la condition sine qua non du progrès humain. Nombreuses sont les discussions autour de la définition du progrès humain. On propose ici de retenir la définition d’Amartya Sen, pour qui le progrès est la voie vers la prospérité. Celle-ci se base, dans la vision de Sen, sur les possibilités d’épanouissement des êtres humains, c’est-à-dire la capacité des gens à bien « fonctionner » – vivre en bonne santé, avoir un emploi satisfaisant, participer à la vie de société, etc. -  aujourd’hui et à l’avenir (in Jackson, 2010, p. 57). Si on veut affirmer que le progrès technique est indispensable au progrès humain, il doit donc contribuer aux capabilités des humains à s’épanouir, maintenant mais aussi dans le futur.

Pourquoi croit-on que ce but peut être atteint grâce au progrès technique ? Ce dernier est généralement associé à trois éléments que l’on croit positifs pour le progrès humain : l’innovation, la productivité et la croissance. L’innovation qui pousse le progrès technique en avant aide à accroître la productivité des entreprises, ce qui contribue à entretenir la croissance économique.

L’innovation est souvent considérée comme le progrès à court terme. Avec la productivité, elle est au cœur de la croissance de l’économie. Dans un contexte de crise et de récession économique dans les pays occidentaux, toutes les institutions, politiques, médias et industriels appellent à plus d’innovation. Puisqu’on est convaincus que le progrès technique nous guide dans notre développement en tant qu’espèce, on cherche continuellement à déterminer quelle sera la prochaine innovation technique révolutionnaire. Depuis la naissance d’Internet nous n’avons plus vraiment eu de telle innovation, donc nous continuons à chercher. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des nanotechnologies, de la biotechnologie ou de l’impression 3D, tous se réclament porteurs de la « prochaine révolution industrielle ».

L’histoire des innovations techniques s’est pendant longtemps uniquement intéressée aux réussites et aux découvertes géniales. L’optimisme progressiste et technophile dissimule dans sa représentation de l’histoire des inventions les incertitudes technologiques ainsi que les trajectoires alternatives. Car cette histoire n’est pas si linéaire qu’on aurait tendance à croire. Les innovations qui l’emportent ne sont pas toujours les solutions optimales, mais le deviennent parce qu’elles s’imposent. Un exemple bien connu est celui du clavier Qwerty et sa version française Azerty, qui sont un héritage des anciennes machines à écrire. Pour minimiser le risque de contact entre deux tiges de frappe sur ces machines, les lettres susceptibles d’être utilisées l’une après l’autre devaient être éloignées sur le clavier. Evidemment, depuis l’arrivée de l’ordinateur, cette contrainte n’est plus d’actualité et il a été démontré qu’une autre répartition des lettres sur le clavier serait plus ergonomique et donc plus efficace. Mais nous avons gardé les claviers Qwerty et Azerty, et puisque les utilisateurs s’y sont habitués, ils sont devenus « la meilleure solution ».

L’histoire des innovations techniques n’est donc pas une succession de réussites et celles qui sont sélectionnées ne sont pas toujours les plus efficaces. Pourtant, l’innovation technique est assimilée à l’augmentation de la productivité, deuxième élément majeur associé au progrès technique qui est, elle aussi, devenue une véritable institution et un objectif activement recherché par les pouvoirs publics. Mais la recherche continue de la productivité économique a des zones d’ombre. Une société organisée autour de la maximisation de la production place l’économie au centre, accélère le rythme de la vie quotidienne et diminue le temps et les ressources disponibles à consacrer à la famille, aux activités sociales, aux arts, bref : toutes ces choses qui déterminent, pour beaucoup, le sens de la vie. Il faut être productif pour « mériter » sa place dans la société, et ceux qui perdent leur emploi voient non seulement leurs ressources financières en diminution, mais dans beaucoup de cas également leur capital social et leur estime de soi. Donc si l’augmentation de la productivité suite au progrès technique effectue dans certains cas de véritables améliorations sur le plan matériel, il reste un prix à payer : les adaptations sur le plan social et psychologique que demande l’application optimale de la technique.

Le progrès technique est souvent pensé comme un processus qui détecte les besoins qui existent dans la société et y trouve des réponses adéquates. Mais parfois, il est plutôt né d’un besoin de relancer la croissance économique. Plutôt que d’être une solution à un problème, les techniques sont souvent des « solutions qui cherchent un problème ». Ainsi, le 29 octobre 1979, Le Figaro écrivait à propos des ordinateurs personnels : « Nous ne savons pas quels usages assigner aux ordinateurs domestiques, mais nous pensons qu’il y a un marché parce que les ménages ont pratiquement fini de s’équiper en télé-couleur. Il faut trouver un produit-relais qui perpétue les habitudes d’achat » (Iozard cité par Jarrige, 2014, p. 296). Evidemment, l’ordinateur personnel n’est pas vraiment un exemple d’un échec du progrès technique. Or, comme le montre également le rapport de Simon Nora et Alain Minc sur l’informatisation de la société (1978, cité par Jarrige, 2014, p. 296), le tout-informatique, loin d’être une réponse à un besoin de la société, était plutôt un moyen employé par les Etats pour sortir de la crise économique (Jarrige, 2014).

Nous voilà arrivé au troisième élément habituellement pensé en relation au progrès technique : la croissance économique. D’après la théorie économique classique, le progrès technique est le principal facteur de la croissance qui créera la prospérité matérielle et le bien-être. Or, au-delà du problème fondamental d’incompatibilité entre croissance économique infinie et ressources naturelles limitées, déjà démontré par le Club de Rome en 1972, nous insistons ici sur le fait que plus de croissance n’égale pas toujours plus de bien-être. Se basant sur des données statistiques du Worldwatch Institute, Tim Jackson a en effet démontré qu’en réalité, il y a un décrochage entre bien-être et prospérité matérielle : dans les pays dits développés, au-delà d’un certain seuil, la hausse des revenus ne correspond plus à une hausse du bien-être perçu (Jackson, 2010). De plus, comme le met en avant Illich, la croissance du PIB – indicateur économique de la mesure de la production et souvent assimilé au niveau de « développement » des pays – suite à une activité technique représente souvent une valeur déduite au lieu d’une valeur ajoutée. Ainsi, les activités de dépollution (décrites par les économistes comme des dépenses « défensives », car elles résultent du besoin de se « défendre » contre les conséquences négatives d’activités se développant ailleurs dans l’économie (Jackson, 2010, p. 54)) correspondent bien à une augmentation du PIB, mais nullement à une augmentation du bien-être. Elles se bornent à récupérer un bien-être qui existait auparavant (Illich, 1973, p. 375). Un autre problème majeur avec le PIB est qu’il n’intègre pas la dégradation des écosystèmes et donc nos possibilités futures de progrès humain (Jackson, 2010, p. 54).

La relation entre progrès humain et progrès technique, dans le sens où il entraîne l’innovation, la productivité et la croissance, n’est donc pas automatique et si elle n’est pas univoquement négative, elle est pour le moins ambigüe. Examinons maintenant une autre croyance très répandue sur le progrès technique, surtout chez les adeptes de l’interprétation « technicienne » du développement durable : le progrès technique nous apportera la réponse à nos problèmes écologiques.

Le progrès technique va résoudre nos problèmes écologiques

Dans le paradigme moderne, la rationalité technique et scientifique est vue comme la base pour résoudre tous les problèmes. Puisque la technique est considérée comme le moyen par excellence pour accroître notre emprise sur et notre compréhension du monde, on a tendance à analyser des problèmes de nature politique, sociale, humaine, écologique, etc., de façon à ce qu’ils deviennent des problèmes techniques, pour que la technique soit l’instrument adéquat pour y trouver une solution (Ellul, 1988, p. 68). C’est pourquoi ce qu’on appelle le développement durable comporte souvent des solutions techniques. On appelle « techno-fix » la tentative de résoudre des problèmes causés par des technologies (pollution, changement climatique, perte de la biodiversité à cause de l’agriculture intensive, etc.) par d’autres technologies. Face aux défis que posent le changement climatique, la croissance de la population et la raréfaction des ressources, on compte sur les technologies vertes, la capture de CO2, l’ingénierie climatique, les nanotechnologies et les biotechnologies pour nous apporter des réponses. Les solutions techniques que la vision orthodoxe du développement durable cherche à apporter aux problèmes écologiques sont donc profondément ancrées dans les causes de ces problèmes.

Or, la recherche scientifique et les techniques qui en résultent se basent sur une vision réduite et simplifiée du monde, ce qui fait que les techniques qui étaient censées résoudre certains problèmes en causent parfois d’autres. Par exemple, un projet de mitigation face au changement climatique consiste à disséminer des algues artificielles capables de capturer du CO2 sur les océans. En revanche, puisque nous ne connaissons pas totalement le fonctionnement des écosystèmes marins, nous ne pouvons pas prédire les conséquences de l’introduction de ces algues sur leur équilibre (Huesemann et Huesemann, 2011, p. 48).

L’idée de découplage est au cœur de la vision technique du développement durable et a abondamment été traité dans la littérature (voir par exemple Jackson, 2010 ; Méda, 2013). L’idée est de découpler, par un accroissement de l’efficacité suite au progrès technique, les impacts environnementaux de la croissance économique et ainsi de faire face au problème d’une croissance infinie sur une planète finie. Par la dématérialisation progressive de l’économie suite au développement du numérique, le remplacement des voitures polluantes par des véhicules électriques, l’amélioration des processus de production afin d’extraire de moins en moins de matières premières etc., nous serions capables de continuer à croître sans nous heurter aux problèmes de pollution ou d’épuisement de ressources. Tim Jackson a démontré les limites de cette idée qui est au cœur de la stratégie de développement durable de nombreuses institutions officielles (en 2011, l’UNEP a  publié un rapport intitulé Decoupling natural resource use and environmental impacts from economic growth). Tout d’abord, il pointe du doigt l’importance de la distinction entre découplage relatif et découplage absolu, souvent source de confusion. Le découplage relatif consiste à diminuer l’intensité énergétique d’une unité produite ; il s’agit de faire plus avec moins. Cette forme de découplage résulte souvent en un effet-rebond : les économies d’énergie réalisées dans la production d’un bien sont compensées ou même dépassées (dans ces cas-là on parle de backfire) par l’utilisation qu’on en fait, ou par des dépenses dans d’autres domaines (Jackson, 2010, p. 103). On a tendance à faire plus de kilomètres avec une voiture moins consommatrice en carburant, ou bien on utilise l’argent économisé pour partir en vacances en avion. Pour réaliser un découplage relatif, il suffit que le PIB croisse suffisamment pour compenser les dégâts environnementaux causés afin d’avoir une réduction de ces dégâts par unité produite.

Ce qu’il nous faut pour rendre possible un développement véritablement durable, c’est un découplage absolu : la baisse de l’impact sur les écosystèmes en termes absolus, indépendamment de la croissance du PIB. Se basant sur des données de l’Agence européenne de l’Energie, Jackson montre que si le découplage relatif a été réalisé dans la plupart des pays de l’OCDE au cours des dernières décennies, le découplage absolu est loin de se produire (Jackson, 2010, p. 76 – 86). Cette observation rend peu optimiste quant à la possibilité du découplage absolu sur l’échelle planétaire, où les populations en croissance des pays en développement continuent à aspirer un niveau de prospérité matérielle comparable à celui des pays développés (Jackson, 2010, p. 86 – 91). Jackson conclut que le découplage suite à l’amélioration de l’efficacité grâce au progrès technique, bien que nécessaire, ne suffira probablement pas à réaliser un développement véritablement durable.

La vision technicienne du développement durable, qui part du principe que les techniques vont apporter la solution à nos problèmes écologiques, présente donc des failles. Premièrement, les solutions techniques n’arrivent pas à tenir compte de la complexité et de l’inter-connectivité du monde, ce qui contribue à causer de nouveaux problèmes. Deuxièmement, les techniques seules ne semblent pas capables de réaliser un découplage absolu entre croissance économique et impacts écologiques. Cela n’empêche pas que la technique et l’innovation sont toujours, de manière générale, célébrées comme les outils phares de l’humanité, ce qui nous distingue des animaux et dont le potentiel doit par conséquence être pleinement réalisé. Le mythe de l’impératif technique s’inscrit parfaitement dans cette croyance.

Tout ce qui peut être inventé, doit être inventé

« Notre Fondation a pour fin de connaître des causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles ».

Francis Bacon, la Nouvelle Atlantide

L’idée de l’illimité des possibilités de l’homme, qui doit pleinement développer ses pouvoirs afin de réaliser « toutes les choses possibles », résonne dans ce qu’on appelle l’impératif technologique. Celui-ci repose sur la croyance que tout ce qui est techniquement possible, doit être réalisé. On retrouve cet état d’esprit chez une grande partie des entreprises innovantes. Il est particulièrement présent dans les nouveaux secteurs économiques comme l’informatique, la biologie de synthèse ou les nanotechnologies. Comme le disait Bill Gates à propos de la discipline émergente de la bio-informatique, cette discipline qui cherche à cartographier les informations génétiques mais aussi à créer des molécules nouvelles : « C’est l’ère de l’information, et l’information biologique est probablement la plus intéressante à déchiffrer et à essayer de changer. La seule question, c’est comment – pas si nous allons le faire ou non » (Gates cité par Rifkin, 2014, p. 259).

Dans ces secteurs, des entreprises cherchent à se positionner sur des nouveaux marchés avec des produits dont elles ne maîtrisent souvent pas totalement les conséquences. Parfois, des voix critiques se lèvent. Catherine Bourgain, chargée de recherche en génétique humaine à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), plaide même pour l’arrêt du développement de la biologie de synthèse. Elle souligne les risques de dissémination qu’on ne contrôle pas, ou encore le creusement des inégalités mondiales à cause de la destruction d’emplois de ceux qui cultivent des plantes pour lesquelles les pays riches seront désormais capables de fabriquer des substituts artificiels (Bourgain cité par Laurent, Socialter, février – mars 2015). Mais ces hésitations sont marginalisées dans le grand courant des innovations. Pourtant, l’impératif technologique peut être dangereux : il est souvent utilisé comme une excuse pour éviter d’entamer un vrai dialogue et une prise de décision éthique sur les nouvelles techniques. Il représente celles-ci comme inévitables, même si elles ne servent pas directement un quelconque intérêt (à part ceux de l’entreprise qui les a développées) et favorise ainsi une acceptation passive des nouvelles technologies, à la fois de la part des utilisateurs et des pouvoirs publics (Huesemann et Huesemann, 2010).

Donc, contrairement aux croyances modernes, le progrès technique ne contribue pas automatiquement au progrès humain, n’apporte pas toujours des réponses adéquates à nos problèmes écologiques et tout ce qui est techniquement possible ne doit surtout pas être réalisé aveuglément. Les techniques étendent le domaine des possibles à une vitesse phénoménale et intensifient l’impact de nos choix sur le moyen et long terme. Les postulats modernes sur le progrès technique décrits plus haut freinent la prise de recul critique à l’égard des innovations. Le résultat est une espèce de culte de l’innovation qui garde les entreprises prisonnières d’une course effrénée à la nouveauté, cause l’obsolescence et le gaspillage et favorise la prise de risques démesurés.

Le rapport de l’entreprise moderne à l’innovation

Le rapport de l’entreprise moderne à l’innovation est caractérisé par la destruction créatrice : le processus d’émergence de nouvelles formes d’activité économique qui en détruisent d’autres. En effet, dans la théorie de Schumpeter, ce n’est pas à travers les prix que les entreprises mènent leur compétition, mais à travers de nouveaux produits et de nouvelles technologies. Une guerre des prix tirerait le profit vers le bas, c’est pourquoi les entreprises cherchent à éviter cette forme de compétition pour tenter plutôt de s’accaparer des nouvelles niches de marché par l’innovation technologique et y établir un monopole. Avec le désir de la nouveauté du côté des consommateurs, le processus de destruction créatrice constitue le moteur de l’économie moderne. En effet, lorsque la majorité a une définition matérielle de la vie bonne, l’activité du consommateur est caractérisée par la recherche de produits nouveaux et améliorés, ce qui correspond miraculeusement à l’entreprise en quête du monopole par l’innovation technologique. Ces deux dynamiques se renforcent mutuellement et poussent ensemble la croissance économique en avant (Jackson, 2010).

La conséquence de ce processus pour les entreprises innovantes est qu’elles doivent constamment être sur leur qui-vive et développer rapidement de nouveaux produits pour défendre leur espace compétitif. Elles se trouvent donc dans une position ambiguë vis-à-vis de l’innovation technique : d’une part, ce sont elles qui impulsent les changements, développent et maîtrisent les nouvelles technologies et déterminent la direction que prend l’innovation, d’autre part, elles sont prisonnières de cette course à la nouveauté ainsi que de la concurrence, et elles doivent s’adapter en permanence pour survivre. Soumises à cette pression, nombreuses sont les entreprises qui ont « loupé le coche » et doivent lutter pour leur existence sur des marchés où elles occupaient jadis une position dominante, à l’image de Kodak qui était leader sur le marché des appareils photo argentiques, mais n’a pas réussi à sauvegarder cette position dominante lorsque l’appareil photo numérique s’est développé.

Aujourd’hui, c’est surtout le développement rapide du numérique qui pose des défis aux entreprises traditionnelles : des plateformes de mise en relation entre particuliers comme Uber ou Airbnb défient les secteurs traditionnels des transports et de l’hôtellerie, l’impression 3D est susceptible de bouleverser la chaîne de valeur et de redistribuer la production dans la plasturgie, etc. Les nouvelles technologies numériques créent donc de nouvelles opportunités pour les entreprises, mais les contraignent aussi à s’adapter de plus en plus rapidement aux transformations des marchés. Dans une étude récente réalisée par la BPI sur les effets disruptifs de la croissance d’Internet, les PME françaises sont appelées à être « agiles et réactives » (Bpifrance, 2015, p. 47), par exemple en créant leurs propres plateformes en ligne afin d’anticiper les effets perturbateurs du numérique. « Disrupter ou être disrupté, tel est bien (…) le dilemme de notre époque » (Bpifrance, 2015, p. 51). Dans le contexte compétitif qui caractérise le capitalisme, la seule manière de survivre l’accélération des processus de destruction créatrice par l’innovation technologique est d’aller encore plus vite que ses concurrents.

Les entreprises doivent donc courir plus vite pour rester dans le jeu. Mais les conséquences négatives du rapport moderne à l’innovation concernent aussi la société au sens plus large. Deux problèmes majeurs semblent s’associer à la compétition accélérée sur les marchés de produits techniques : d’une part, la réduction des cycles de renouvellement des produits, et d’autre part, le manque de recul face aux technologies risquées.

Obsolescence et gaspillage

Pour Jacques Ellul, ce premier problème est né d’une inversion radicale entre le temps de l’usage et le temps de l’élimination. Encore au XIXème, un objet était fait pour durer. Aujourd’hui, le temps d’usage est instantané pour beaucoup de produits, et de très brève durée pour tous : chaque appareil devient obsolète très rapidement et sera remplacé par un objet plus efficace ou plus sophistiqué (Ellul, 1988, p. 122). Cette dynamique est la plus évidente sur le marché des appareils électroniques : en 2012, plus de 130 millions de téléphones portables en état de marche ont été mis au rebut aux Etats-Unis (chiffrés cités par Latouche, 2012, p. 118). Comment expliquer ce gaspillage ?

Il s’agit en fait d’une conséquence logique des interactions entre les deux dynamiques complémentaires de l’économie moderne : les désirs du consommateur d’une part et les objectifs du producteur d’autre part. La pensée moderne sur le progrès technique se caractérise par la croyance que les innovations dans les produits techniques sont toujours nécessaires et utiles. Les anciennes versions ne sont plus fabriquées, tout comme leurs pièces détachées. Pour les consommateurs, cela a pour conséquence qu’il faut se détacher de en plus en plus rapidement de ses anciens appareils. Le lien presque affectueux qu’on pouvait jadis avoir avec un objet d’usage a disparu chez la quasi-totalité des consommateurs, du moins pour les produits électroniques. Leur comportement se caractérise désormais par la recherche des objets les plus sophistiqués possible pour le meilleur prix. On ne peut pas vraiment leur en vouloir : il est souvent plus rentable d’acheter un nouvel appareil que de garder l’ancien, même s’il aurait encore pu fonctionner parfaitement pendant longtemps s’il avait pu être réparé.

Du point de vue de l’entreprise, dans le contexte du capitalisme du marché et lorsque la finalité est de maximiser le profit, le but est d’impulser les ventes de ses produits. Plus le produit est viable et durable, plus le cycle d’achat répété sera long et plus la croissance des ventes sera lente (Vidalenc et Meunier, 2014). C’est pourquoi les entreprises cherchent à développer des produits nouveaux qui peuvent remplacer des anciens produits par des nouvelles versions, voire à écourter la durée de vie de ces produits pour pousser les clients à effectuer des achats répétés.

De ces deux dynamiques qui se complètent, la recherche de nouveauté du côté du consommateur et la recherche de l’innovation par l’entreprise, résulte ce qu’on appelle l’obsolescence. D’après Latouche (2012), il existe plusieurs types d’obsolescence :

-          technique : le déclassement des machines dû au progrès technique, qui introduit une amélioration fonctionnelle des produits par l’ajout de nouvelles propriétés ou par l’amélioration des propriétés existantes (ajout d’un appareil photo à un téléphone, réduction du poids d’un ordinateur portable, etc.) ;

-          psychologique : la désuétude provoquée par la publicité et la mode ;

-          programmée : l’usure ou la défectuosité artificielle.

L’obsolescence programmée est sans doute la forme qui provoque le plus de résistance. Malheureusement, elle est plus courante que l’on croit et difficile à détecter. Les réductions de qualité des produits sont souvent si subtiles qu’elles ne sont presque pas perceptibles pour le consommateur. Les associations de défense des droits des consommateurs pratiquent certes des comparaisons entre produits de la même catégorie, mais non d’un même produit sur une période plus longue, ce qui rend le constat d’obsolescence programmée presque impossible. S’ajoute à cela que dans le contexte actuel, la plupart des marchés dans les pays industrialisés ont une tendance à la surcapacité, l’influence des marchés financiers n’a jamais été aussi importante et la recherche de profit supplante toute considération éthique sur la qualité des produits. En bref, toutes les conditions sont réunies pour que l’obsolescence soit pratiquée à grande échelle.

Qu’il s’agisse de l’obsolescence programmée, technique ou psychologique, la réduction progressive de la durée de vie des objets techniques a des conséquences sociales et environnementales très graves. La production des appareils électroniques demande beaucoup de matières premières précieuses, comme des métaux rares, qui se trouvent le plus souvent dans des mines dans des zones à conflit dans les pays du Sud. S’ajoute à cela que ces anciens appareils frappés par l’obsolescence et mis à la poubelle contiennent des fortes concentrations de toxines biologiques, comme l’arsenic, le cadmium, le plomb, le nickel ou le zinc. Les déchets électroniques sont souvent transportés des pays industrialisés vers les pays en développement, où ils sont « recyclés » par des populations défavorisées dans des conditions dangereuses[1].

Donc, si le progrès technique peut être bénéfique, dans le cadre de l’obsolescence psychologique, technique ou programmée des produits, les mérites des nouveaux produits ne semblent pas toujours valoir le coût pour l’environnement ou la société (Guiltinan, 2008).

Risques et incertitudes

Le deuxième problème que nous observons se situe au niveau des technologies incertaines ou risquées et des controverses sociotechniques qui en découlent. Même souvent porteuses d’améliorations, plus les technologies sont complexes et leur application massive, moins nous sommes capables de prévoir leurs conséquences éventuelles. Le paradigme moderne, caractérisé par la rationalité scientifico-technique et par la spécialisation progressive des métiers, n’est pas toujours capable de prendre en compte ces effets qui s’étendent dans des domaines très divers. L’implantation d’un centre de recherche sur les nanotechnologies dans la région grenobloise par exemple a, au-delà des effets économiques ou techniques recherchés, aussi eu des conséquences sociales qui n’ont pas été prises en compte par les initiateurs du projet, comme l’émergence du groupe de résistance Pièces et Main d’œuvre, qui critique depuis 2000 les dérives du « système technicien » (www.piecesetmaindoeuvre.com). Le cas grenoblois est typique de ce que Callon (2001) appelle les « débordements » ou les « controverses sociotechniques ». Ces controverses, qui naissent lorsque certains groupes dans la population s’opposent à l’application de telle ou telle technique, se multiplient tant que les techniques incertaines ou à risque continuent de se développer.

Or, dans l’économie capitaliste, le progrès technique est intrinsèquement lié au profit financier et à la croissance économique. Pour tirer nos économies européennes de la récession et du chômage, les pouvoirs publics comptent sur les capacités d’innovation de leurs industries. C’est pourquoi ils sont peu enclins à freiner les dynamiques de recherche et développement, même quand il s’agit des domaines incertains ou à risque, comme la biologie de synthèse, les nanotechnologies ou le nucléaire. Les entreprises, pour leur part, ne sont pas non plus prêtes à prendre en compte un éventuel risque technologique en plus du risque commercial. Les contraintes de la destruction créatrice les forcent à accélérer leurs activités, en particulier les processus d’innovation. Cette accélération implique souvent une prise de risque démesurée qui peut entraîner des conséquences négatives pour l’environnement social ou humain. Dans les théories de l’économie de l’environnement, les conséquences négatives des innovations technologiques sont classées dans la catégorie des externalités. Ceux à qui ces externalités causent des dommages ne sont pas pris en compte car ils ne participent pas aux transactions économiques des entreprises. Monsanto ou Novartis ne se préoccupent pas des effets de l’éventuelle dissémination de gènes de résistance ou des conséquences de la généralisation des plantes transgéniques sur les relations nord-sud, puisque ceux que ces problèmes concernent n’ont pas suffisamment de pouvoir sur ces entreprises pour être entendus.

Un exemple de l’interaction entre accélération de l’innovation et prise de risque peut être observé dans le marché des télécommunications. Depuis les années 80, ce secteur a connu une restructuration profonde en Europe : la plupart des pays de l’OCDE ont procédé à la libération totale ou partielle des marchés. Les opérateurs publics ont ainsi été remplacés par une multitude d’opérateurs privés qui sont désormais pris dans des dynamiques de concurrence de plus en plus acharnées (Boylaud et Nicolette, 2001). S’appuyant sur la technologie de la 4G, les opérateurs essaient de séduire les clients avec des connexions toujours plus rapides à prix bas.

Or, il s’agit d’un secteur qui se base sur des technologies porteuses d’incertitudes. Les publications sur le risque sanitaire de l’exposition aux ondes électromagnétiques se multiplient, tout comme le nombre d’associations de lanceurs d’alerte, comme Robin des Toits (www.robindestoits.org/)  et Priartem (www.priartem.fr/), qui font du lobbying auprès des décideurs pour encadrer le développement de ces technologies et du réseau d’antennes-relais. Cette technologie a même causé l’émergence d’une nouvelle identité : celle des électro-hypersensibles. Chez ces personnes, l’exposition aux ondes entraîne des gênes ou des douleurs physiques.

En bref, les entreprises innovantes, soumises aux pressions concurrentielles de la destruction créatrice, cherchent à accélérer les cycles de remplacement des produits techniques ainsi que les processus d’innovation, y compris pour des technologies risquées ou aux effets incertains. D’une part, ceci entraîne le gaspillage des matières premières et la prolifération des déchets électroniques suite à l’obsolescence. D’autre part, comme le montre le cas des ondes électroniques, le manque de recul face au risque peut causer  l’émergence de controverses sociotechniques.

L’innovation technique, dans sa forme accélérée, peu réfléchie et contrôlée par une poignée de personnes non-représentatives de l’ensemble de la population, est-elle vraiment la manière la plus sensée de donner forme à notre économie, de satisfaire nos consommateurs et de déterminer le comportement de nos entreprises ?