A force de faire commerce de tout, l’objet n’a plus d’importance.
C’est le spectacle de la vente qui compte. Spectacle, vitrine et mise en scène de la convoitise.
Dire vaut plus que « valoir ». Convoiter vaut mieux que posséder.
L’argent vaut plus que les biens auxquels il permet d’accéder. Les biens ne valent que par les discours qu’ils justifient, or pour détenir le pouvoir de la parole – donc parler de ses richesses – rien ne vaut l’argent.
Ainsi va l’objet aujourd’hui : c’est ce qu’on dit qu’il est, et non ce qu’il est, qui importe … tant qu’on le vante, qu’on le propose à la vente, qu’on l’institue en spectacle, en tant que représentant de soi-même.
Banalité hélas que cette tyrannie de l’opinion, tyrannie du discours qui se substitue à l’objet.
« C’est cela, c’est ce que je dis, cela seul vaut » … et se substitue à toute forme de réel concret. L’opinion vaut infiniment plus que l’objet lui-même ou même plus que le rêve ou le désir qui l’accompagne et le fait convoiter.
D’où la fonction déterminante des « critiques » ou experts en tous genres qui assurent à leur guise la perte ou le succès d’une création ou d’un produit (culturel, commercial, politique ou social …)

Le goût n’a vraiment plus la moindre place dans ce vacarme.

Comment, dans ces conditions, former le goût des générations « montantes », amener les enfants au discernement, c’est-à-dire à la maîtrise d’une capacité à discerner l’authentique ou l’objet vraiment adéquat à leur désir quand celui-ci surgit au sein d’une confusion où se trouve réputé être goût ce qui ne fait que procéder du conformisme le plus grisâtre (appelons-le « la mode »), souvent le plus inadéquat mais vendu par un puissant tapage ?

La mode, au fond, n’est-ce vraiment qu’une affaire de vocabulaire ?

Sans doute tout n’est-il qu’affaire de rhétorique …
et même parfois de simple vocabulaire comme le rappelle R. Barthes dans Le système de la mode :
on pourrait, disait-il alors en substance, porter deux blouses l’une sur l’autre si l’on disposait de deux noms pour celles-ci.
On possède en effet aujourd’hui un tel exemple avec les chemises et sur-chemises ou vestes d’intérieur ou sweat-shirts par-dessus des T-shirts parfois très semblables les uns aux autres.
Si, pour ce qui est de la mode vestimentaire, le vocabulaire et le renforcement qu’il accomplit des « effets de mode » joue un rôle somme toute peu toxique, il en va tout autrement de ses effets dans d’autres domaines.

Une mode dangereuse : les dérives d’expression

Pensons un instant, nous y reviendrons plus loin, à cette complicité qui s’est fait jour entre médias et juges-militants avec la délinquance et la criminalité.
« Petits » juges et « petits » Tintins qu’on a vus si souvent requalifier en « petites » infractions ou « légères incivilités » ou « comportement discourtois »des faits d’une rare violence, alors même que sans aucune ambiguïté les codes prévoient pour ces actes des peines très lourdes, voire les plus lourdes.
Impolitesse, grossièreté, insulte, vol, agression physique, trafic de stupéfiants, trafic d’armes, meurtre ne sont pas équivalents.
On aurait pu croire qu’ils étaient sur des plans différents – la tolérance de la pensée unique vous enseigne le contraire. Elle vous apprend à tout niveler de manière ahurissante.
A qui peut donc profiter une telle confusion ?
Nous y reviendrons.

La mode est une aventure sans risque.

La mode semble conjoindre dans ses représentations à la fois l’intelligibilité du réel à laquelle l’homme aspire et son caractère notoirement imprévisible.
Elle incarne par là le mythe de la vie dans la perspective du temps linéaire. Temps, il est vrai, infiniment plus difficile à vivre que le temps cyclique de la pensée dite « primitive ».
L’homme primitif qui vit un temps cyclique peut, en effet, se raccrocher à des repères, des certitudes renouvelées et renouvelables.
L’homme « moderne » pris dans la course folle du « quoi qu’il arrive, plus jamais je ne vivrai cet instant », se sent happé dans la fuite en avant d’une temporalité imaginée comme linéaire. Il ne peut qu’être pris d’angoisse, de vertige, de terreur face à l’inconnu.
La mode,les modes, sont ce qu’il lui reste de cyclique maintenant qu’il a perdu (à quelques exceptions près) le sens profond du religieux.
Sans doute veut-il bien, individuellement, aller de l’avant mais ses craintes tendent, dans le même mouvement, à le faire se rapprocher de la communauté :
la mode opère cette conjonction et répond à cette dialectique, à cet équilibre hautement contradictoire entre fraternité et isolement.
La mode permet de se faire remarquer tout en faisant comme tout le monde.
« Soyez différents : ressemblez-vous les uns les autres ; afin d’encore un peu, parfois, vous rassembler » – tel semble avoir été le commandement qui a accompagné le renoncement au temps cyclique, le renoncement au lien social induit par la ferveur religieuse.
Incapable d’affronter les horreurs et surtout les angoisses de l’histoire linéaire, l’homme moderne se réfugie dans les renouvellements rassurants de la pensée cyclique.
C’est vrai, finalement, la mode c’est l’aventure sans risque.

Le désir mimétique

Au-delà des différences apparentes, de son côté, René Girard ne dit rien d’autre quand il insiste encore et encore sur les ravages qu’ont accompli depuis les tout débuts de l’anthropien son effroyable désir mimétique.
Comment cela l’a conduit à admirer, à s’identifier puis à jalouser le mentor qu’il s’est donné…
jusqu’à le haïr et enfin le tuer.
Le dialogue entre conformité et différence sous-tend de manière très explicite la carrière de l’épigone qui s’objective peu à peu en maître. Jusqu’à ce que son tour arrive et que la Roche Tarpéïenne fasse son vertical office – à moins que ce ne soit un cocotier.
Même image de chute dans les deux cas.

Personnalisation – « tuning »

Tout à fait conforme au processus mimétique de Girard : vouloir être semblable afin d’être différent et inversement : la mode des conformismes de différenciation n’est pas vraiment récente.
La « personnalisation » des voitures à l’aide d’auto-collants de très grande série vendus à tous les coins de rue en fut un des aspects les plus familiers. Les derniers avatars en sont le ruineux « tuning » auquel s’adonnent les couches pourtant les moins favorisées de la société sur leurs modestes véhicules d’occasion.
Parallèlement, l’uniforme clochardisant « crade-grunge » ou pseudo-paramilitaire des « jeunes » qui se croient contestataires des modes et des conformismes a somptueusement enrichi ceux qui ont su bien se placer pour leur vendre à bon prix hardes et haillons de « marques » et néanmoins de grande série, leur permettant d’afficher ainsi leur appartenance sans faille au « non-conformisme ».
Paradoxe et « double-pensée » née dans les années 1960 avec les élégances déjà coûteuses du conformisme anti-conformiste et des artefacts de haute sophistication pour s’approcher de « l’esprit Nature » dont Habitat puis bien plus tard Ikea furent les premiers artisans. Désir de l’impossible, de l’obstacle infranchissable qui, comme toujours, s’effondre en conformisme plat (« faites comme tout le monde soyez différents » qui devient vite « soyez différents faites comme tout le monde » : on en a vu de ces anticonformismes à la mode et ce n’est pas fini !)
Mais par ailleurs, quelle situation cruelle que celle à laquelle vous condamne ce conformisme plat. Il est toujours frustrant car on n’est jamais sûr d’être vraiment à la mode. Une vraie torture mentale. L’obstacle est en fait réellement infranchissable, la mode est une asymptote. Alors il faut s’y consacrer pleinement, la mode est un engagement :
Adonnez-vous, abonnez-vous à la personnalisation de masse !

Très exposé aux modes et conformismes : l’homme politique

Aucun secteur de notre activité publique (voire même privée) n’échappe à cette tyrannie – nul n’est à l’abri et, marchandise, de toutes la plus fragile, la plus exposée : l’homme (ou la femme) politique.
Tenté par le conformisme des propos tant au fond que dans la forme, mû par réflexe, il aura intérêt à se conformer, donc à se former au moule, sous peine de n’être pas reconnu : ni par ses pairs, qui le font ce qu’il est, ni par ses auditeurs-spectateurs-électeurs. Ces derniers ne faisant jamais qu’entériner, applaudir, confirmer un parcours déjà bien avancé dans le sérail des pairs.
Lui reste ensuite à trouver une minuscule dose de différence pour justifier qu’on le préfère à ses « semblables ».
Produit qui, comme tant d’autres est soumis aux idéologismes marchands, l’homme politique doit sacrifier au design politique sous peine de « déroger » (comme l’on disait jadis) ou de « déranger » dirait-on aujourd’hui. Ce qui est bien grave en général sauf à le faire avec le sens de la mesure : à condition de déranger peu, voire très peu, en retentissant beaucoup.
Malheur à celui qui oublierait qu’il est là justement surtout pour « ranger » et ce, quelle que soit l’image d’anti-conformisme qu’il ait choisi de vendre. Ranger mais sans le montrer – ce n’est pas à la mode. Feindre de déranger s’impose à tous. D’où la confusion : celui qui, aujourd’hui, veille au rangement des biens et des personnes affiche qu’il dérange et, inversement, celui qui dérange (quasi-révolutionnaire ou réformateur) montre avec force renforts médiatiques qu’il range.
Il est une esthétique de la communication politique qui ne peut faire l’économie de ce que je serais tenté d’appeler le génie du conformisme, souvent travesti et commercialisé, comme conformisme du génie, de la trouvaille, de l’innovation. Innover mais dans le déjà vu, ainsi va la mode. Surtout en politique.
La politique et ses effets de mode est contrainte de se soumettre comme tant de nos activités « modernes » à la gestion des « denrées mentales ». Nul n’échappe à la circulation des valeurs.
Ce que notre siècle (le XXème celui où nous sommes nés) a inventé c’est la valorisation de la rétention – de la rareté artificielle par stockage… de denrées non stockables. Sans doute la pensée en fait-elle partie, mais avant de voir les effets pervers de cette attitude mentale attardons-nous un instant sur les aspects pernicieux de ces gestions de stocks périssables.

Les marchands de denrées avariées

Une dépèche de l’AFP du 11 sept 2008 révèle la mise en examen des gérants d’une société de distribution alimentaire du Doubs qui ont rempli plus de quatre cents distributeurs automatiques de « denrées nuisibles à la santé » (entre cinq et huit mois après la date de péremption). Il leur restait 20 000 boîtes et canettes à liquider par ce biais ainsi que par les cantines des écoles et administrations.
Une saine gestion de produits malsains est bien lucrative en ce bas monde si l’on ne se fait pas prendre. Les flux ne pouvant pas être toujours tendus, il y a de temps en temps comme « un coup de mou » et le temps passe sur les dates limites. Tout un réseau parallèle existe qui d’une manière ou d’une autre fait marchandise de l’invendable ici dans notre propre et pur Occident ou mieux dans le tiers monde.
Inversement, mais là ce n’est pas au nom de la qualité de fraîcheur des produits que l’on agit : c’est pour se prémunir contre la présence d’une population réputée non souhaitable. La marque Lidl rend impropre à la consommation par une aspersion de produits hautement toxiques les aliments arrivés juste en fin de date limite de vente (pas de consommation et chacun sait que la plupart de ces types d’aliments ne deviennent pas impropres à la consommation du jour au lendemain). Ceci afin d’empêcher les SDF de venir se ravitailler dans leurs bennes à ordures derrière les magasins comme ils en avaient l’habitude. Jusqu’à ce que quelques un se retrouvent entre la vie et la mort.
Peut-on raisonnablement penser que ces « vols » se substituaient à de vraies ventes bien lucratives en magasin ? Non. L’argument aurait pourtant été avancé, semblerait-il, afin de ne pas avouer qu’un certaine catégorie sociale était indésirable dans tel voisinage.